Assassiné le lundi 14 février 2005, l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri fut enterré le mercredi 16. Jamais le Liban n’avait connu de telles obsèques populaires. La famille Hariri, à l’époque, avait catégoriquement refusé que les funérailles soient organisées par l’État. Le 16 février, je me suis retrouvé avec des centaines de milliers d’autres citoyens autour de la mosquée al-Amine inachevée, au milieu d’une indescriptible cohue, notamment de « Beyrouthins », toutes communautés et toutes conditions sociales confondues.
Aujourd’hui, elles paraissent lointaines, ces larmes que les Libanais ont versées sur la sépulture de Hariri et que le monde entier a pu voir, durant des semaines, grâce aux médias. Tout ou presque a été dit et écrit sur le phénomène des pleurs, des lamentations et des sanglots de 2005. Certains pensent que ce fut un phénomène induit par le mimétisme contagieux des médias. Treize ans après le drame, je livre au lecteur mon témoignage personnel, vécu au lendemain des obsèques, le 17 février, aux environs de six heures du matin. J’avais décidé de me rendre, avant d’aller travailler, sur la place des Martyrs afin de voir où on avait enterré Monsieur Hariri en vue de lui rendre mes respects. La place était vide ; la circulation n’avait pas encore été interdite. Je me suis garé devant le magasin Virgin.
La sépulture était bien visible, surmontée d’un monticule de fleurs. Autour d’elle, quelques barrières métalliques circonscrivaient un espace circulaire à l’intérieur duquel deux vieux ulémas étaient accroupis, lisant le Coran placé devant chacun d’eux. Afin de ne pas les déranger, je suis demeuré en retrait, derrière la barrière. Quelques gardiens étaient là, ainsi que quatre à cinq personnes, dans l’attitude de recueillement que les musulmans adoptent en priant debout. Aucune caméra de télévision dans les parages. La scène baignait dans le silence de Beyrouth en deuil et le murmure à peine audible de la cantillation coranique des deux ulémas. Dix minutes après, je vis arriver, à ma grande surprise, l’artisan menuisier Jean (Hanna) qui avait réalisé ma bibliothèque, une rose rouge à la main. Après nous être salués, je lui demande :
– Maître Jean, que faites-vous là ?
– La même chose que vous, Docteur Antoine, répond-il.
Puis il s’avança en deçà des barrières, jusqu’au monticule de fleurs blanches de la sépulture. Il déposa sa rose rouge, fit un grand signe de croix bien visible, pria quelques minutes et quitta les lieux après m’avoir salué de nouveau, en pleurant. Cette visite spontanée de Jean (Hanna), le petit artisan-menuisier chrétien, me laissa songeur. Je fis alors, à pied, le tour du grand espace bordé par les lieux de culte : les mosquées Assaf et Omari, l’église St-Élie, les deux cathédrales St-Georges puis de nouveau la mosquée al-Amine, avant de retourner sur la sépulture de Hariri et de ses compagnons d’infortune. À ma grande surprise, un plus grand nombre de personnes étaient là, notamment deux dames ayant dépassé la soixantaine. De toute évidence, elles étaient chrétiennes car elles tenaient un chapelet. L’une d’elles priait à genoux. Leur allure, leurs vêtements, tout en elles indiquait qu’elles étaient venues des quartiers populaires avoisinants et non des beaux quartiers bourgeois. Comme Jean le menuisier, elles étaient issues du peuple anonyme.
Interpellé par ce que je voyais, je suis demeuré sur place jusqu’aux environs de 8h. Je voyais un incessant va-et-vient de visiteurs dont certains allumèrent un cierge sur la sépulture fleurie, conformément aux usages chrétiens. Au moment de quitter les lieux, aucune caméra n’avait encore été installée dans les parages, et la place des Martyrs n’avait pas été interdite à la circulation. Le phénomène, en cette froide matinée de février, se distinguait par la fraîcheur de son caractère spontané et populaire. Des habitants anonymes, de petites gens des quartiers voisins avaient pris l’initiative de venir au centre-ville, là où le ciel et la terre communiquent ensemble, afin de prier pour le repos de l’âme de Monsieur Hariri comme si ce dernier, à l’image du Liban, n’était ni musulman ni chrétien, mais incarnait, à la fois, ce qu’il peut y avoir de meilleur dans l’une et l’autre cultures.
Quand les caméras débarquèrent, beaucoup plus tard dans la matinée, le phénomène devint médiatique et le mimétisme prit, quelque peu, la relève de l’initiative spontanée. Ces quelques courtes heures du petit matin du 17 février 2005 constituent la preuve que le vivre-ensemble libanais est beaucoup plus réel qu’on ne le pense. La haine sectaire que répandent, aujourd’hui, les vociférations de politiciens indignes et peu respectables passera comme passent toutes les choses qui sont vaines. Ce qui demeure, c’est l’authenticité des larmes et des sanglots que des citoyens libanais humbles et anonymes ont mélangés en 2005.
Vivre ensemble, ce n’est pas s’inventer une tiède religion commune. Vivre ensemble c’est donner, ensemble, son corps à la cité qui réunit, dans les joies et dans les peines, toutes les contradictions et toutes les diversités.