L’intellectuel, journaliste et homme de gauche libanais, est mort mardi. Eternel opposant au régime syrien, il prônait la transparence, les droits des femmes, l’égalité et les libertés. Il fut un infatigable partisan de la non-violence.
Sa légendaire modestie, qu’il a dû emporter avec lui au ciel des gentlemen, dusse-t-elle en souffrir, Samir Frangié était bien plus qu’un honnête homme : il était la pureté du diamant. Comme député ou comme journaliste, par temps de guerre ou de paix, dans la victoire ou la défaite, même au risque de la plus grande solitude, il n’a jamais failli. Il a défendu la cause de la paix, du pardon et du vivre ensemble, et l’a fait coûte que coûte. Il a été aussi l’apôtre de la liberté, défiant l’oppresseur syrien à un moment où celui-ci exultait d’un orgueil aussi bête que méchant. Ses amis ont craint pour sa vie, d’autant que nombre d’entre eux sont tombés sous les coups des tueurs à la solde de Damas ou de Téhéran – il se contentait de changer d’appartement quand les menaces se dessinaient – mais c’est la maladie, affrontée pendant de longues années avec le même courage qu’il montrait dans l’arène publique, qui aura eu raison de lui. Il avait 71 ans.
A l’heure où le Liban frôle les précipices, où le Hezbollah, l’un des bourreaux de la Syrie, transforme lentement le pays du Cèdre en protectorat iranien, où le général président Michel Aoun, petit collaborateur se prenant pour De Gaulle, lui passe les plats amers de la capitulation, sa voix unique va manquer au dernier carré de ceux qui veulent encore défendre l’égalité, la liberté, la tolérance, la citoyenneté contre la montée de tous les communautarismes.
Samir Frangié était un bey, c’est-à-dire un seigneur féodal. Mais c’était un bey rouge, un seigneur de gauche, ce qui, pendant la guerre civile (1975-1989), valait trahison dans les milieux de la droite maronite aux côtés desquels ce fervent chrétien aurait dû se ranger. Issu d’une prestigieuse famille – son père fut l’un des pères de l’indépendance du Liban -, il était originaire du casa («district») de Zghorta, dans le nord, la quintessence de la société clanique traditionnelle, tristement célèbre pour une vendetta perpétrée dans une église, le 16 juin 1957, qui fit 22 morts, dont cinq dans le clan Frangié. Là encore, le bey fut en rupture totale avec cette culture de la violence, qu’il n’aura de cesse, avec les siens, de traverser, comme il l’écrira dans son essai Voyage au bout de la violence (Actes Sud, 2011). L’ouvrage s’inscrit dans la lignée des figures de la non-violence, Gandhi, Martin Luther King et Mandela. Il s’inspire aussi de la lecture de l’ouvrage Des choses cachées depuis la fondation du monde de René Girard, dont il fut un des disciples. Enfin, le seigneur des terres du nord n’avait d’attirance que pour la citadinité, lieu de toutes les rencontres, en particulier la belle Beyrouth, même après que la guerre et la paix l’eurent défigurée.
Pendant la guerre civile, il jouera un rôle de médiateur entre les différents belligérants et sera le précurseur d’un dialogue permettant leur rapprochement. Il aura un rôle de premier plan dans la négociation des accords de Taëf qui mirent fin à la guerre civile. Il sera aussi le défenseur des peuples arabes opprimés, à commencer par les Palestiniens.
Hafez et Bachar al-Assad ayant mis en coupe réglée le Liban, Samir Bey commença à réveiller les consciences. Après l’assassinat de Rafic Hariri, le 14 février 2005, il fut le cerveau d’un vaste mouvement populaire qui, par la non-violence, chassa la soldatesque syrienne et fut rapidement baptisé «l’Intifada de l’indépendance». «Nous l’avons emprunté au titre de la première page de Libération consacré à notre combat», nous confia-t-il, avec ce sourire malicieux que jamais l’adversité ni la maladie ne lui firent perdre. Longtemps éditorialiste, écrivant en arabe et en français, Samir Bey collabora à plusieurs titres de la presse française, dont Libération. Député de Zghorta le temps d’un mandat, il resta la conscience du mouvement du 14 mars, qui rassemble les organisations hostiles au Hezbollah et aux partis prosyriens, tout en restant en marge de leurs incessantes magouilles pour le pouvoir. « Il était un adversaire féroce de l’hégémonie irano-syrienne sur le Liban, non pas au nom d’un quelconque irrédentisme partisan ou d’une haine viscérale à l’égard des dirigeants de Téhéran et de Damas, mais uniquement au nom du vivre ensemble au Liban que la stratégie hégémonique de ces deux capitales déstabilise et met en danger», souligne son ami, le philosophe Antoine Courban qui parle aussi de lui comme «une fourmi travailleuse de la non-violence et du vivre ensemble».
A sa femme Anne Mourani et ses deux enfants, Libération présente ses condoléances les plus attristées.