La révolution syrienne, depuis 2011, et tous les développements qui en ont découlé, ont révélé au grand jour une vérité qu’on préférait évoquer discrètement, à savoir l’impasse dans laquelle se trouvent les religions traditionnelles face à la modernité, son sécularisme et sa vision anthropocentrique de l’ordre du monde. Si on ajoute à cela le morcellement de la planète que la mondialisation et l’hégémonie des réseaux entraînent, on comprend mieux le désarroi de l’Orient religieux qui ne parvient pas encore à dialoguer avec le monde actuel et se contente d’adresser son discours au monde révolu d’un passé qui n’est plus. Ce constat est non seulement vrai pour l’Islam mais également pour le Judaïsme ainsi que les différentes juridictions chrétiennes du Levant et au-delà.
Méconnaître la crise profonde de ce qu’on pourrait appeler le « nationalisme religieux », serait une grave erreur d’appréciation des chrétientés orientales qui n’ont jamais formé un ensemble homogène dont le fondement historique est plus que discutable. Elles se présentent, historiquement, comme un archipel ou un entrelacs de réseaux sociaux et culturels qui ont su faire plus ou moins bon ménage avec les empires arabo-musulmans au sein desquels ils vivent depuis de longs siècles.
A cet égard, le nationalisme religieux apparaît comme étant le problème le plus sérieux auquel ont dû faire face ces juridictions ecclésiastiques orientales, tant orthodoxes que catholiques, depuis la chute de Constantinople en 1453, date du début du repli sur soi. Si une telle introversion s’exprime différemment en fonction des lieux, du poids démographique, du régime politique en place, de l’appartenance au monde catholique ou orthodoxe, il n’en demeure pas moins qu’on trouve des dénominateurs communs chez toutes les juridictions exprimant, à des degrés divers, ce nationalisme particulier. Certains aspects spécifiques de ce problème sont très significatifs comme l’identification entre Eglise et Nation, Eglise et identité ethno-culturelle, Eglise et idéologie nationale, Eglise et Etat. Ceci entraîne une conséquence majeure, celle de l’ethno-église voire de l’église nationale ; ce qui implique une certaine incapacité à concevoir l’Eglise, sa mission et son témoignage dans le monde, indépendamment de la vision nationale et d’une histoire nationale, réelle ou mythique.
A titre d’exemple, l’identification Eglise-Nation est particulièrement perceptible, au Levant, en milieu arménien et surtout maronite. Dans ce dernier cas, l’église semble jouer le rôle de gardien de l’identité nationale libanaise, supposée ou réelle, à cause de la territorialisation historique libanaise de l’identité maronite. Par contre, l’identification Eglise-Ethnie est plus perceptible en milieu byzantin, orthodoxe et catholique, ce qui explique le fait que ces deux juridictions ont toujours souhaité se distinguer par une identité arabe ou arabophone leur permettant de faire face à l’hégémonie culturelle hellénophone qui constitue leur bercail.
Un tel rôle national, voire identitaire, est une nouveauté dans l’Orthodoxie méditerranéenne contrairement à l’Orthodoxie slave et balkanique. Jusqu’à la période ottomane, l’Eglise byzantine, grâce ou à cause des liens avec le pouvoir impérial, a toujours ignoré la « logique nationale » tant dans son ecclésiologie que dans sa propre perception théologique. C’est pourquoi le concept de « phylétisme » (ou église-nationale avec juridiction universelle hors-frontières) fut condamné comme hérésie majeure, par deux conciles tenus à Constantinople à la fin du XIX° siècle. Mais ceci ne semble pas dissuader, aujourd’hui, les champions de l’identitaire national ou ethnique confondu avec l’Eglise.
En assumant, d’aventure, une telle nouveauté, les églises orientales semblent faire face à de sérieuses difficultés à témoigner pour leur sens de la catholicité (universalité), œcuménicité voire l’unité de l’Eglise répandue de par le monde. En outre, ces mêmes chrétientés orientales risquent de s’éloigner de la pierre angulaire de l’ecclésiologie traditionnelle, gréco-latine, à savoir le « principe de territorialité » qui fonde l’assemblée ecclésiale sur le concept deux fois millénaire de l’église locale, celle du lieu, et non de l’église nationale, celle d’une ethnie ou d’une entité politique. Ce principe de territorialité est la meilleure réponse possible actuelle aux effets pervers de la globalisation.
C’est pourquoi, on peut être surpris par certains discours anti-arabes ou antimusulmans que colportent les réseaux. On s’étonne également que le rêve d’une pacification du Levant, par le biais d’une hypothétique Alliance des Minorités, puisse rencontrer un écho de sympathie dans certains milieux chrétiens. Une telle vision signifie que son auteur ne se perçoit pas lui-même comme un individu autonome mais comme une simple parcelle d’un groupe au sein duquel il ne dispose d’aucun espace de liberté tant il doit se conformer, en permanence, à la toute-puissance des traditions collectives où la vie spirituelle semble se résumer à l’observance des usages du culte.
Ce n’est pas de protection militaire qu’ont besoin les chrétientés orientales mais de continuité dynamique de leur présence en Orient. Leur survie ne dépend pas de leur volonté de ne rien changer à l’ordre passé des « millets » ottomans où la confusion Eglise-Nation atteignit son apogée. Cette survie dépend d’abord de leur capacité d’union, non dogmatique, mais au moins socio-culturelle qui séparerait l’identité religieuse de l’identité nationale ou ethnique en un lieu donné. Le Liban est probablement le lieu ultime où un tel vivre-ensemble est réalisable car il commence d’abord par soi-même.
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- Beyrouth