La réunion de l’opposition syrienne tenue au Caire entre le 22 et le 24 janvier courant, en présence d’une quarantaine de personnes sur les quelque 75 invités, n’aura pas répondu aux espoirs qu’elle avait suscités. Elle est intervenue alors que la Coalition nationale des Forces de la Révolution et de l’Opposition syrienne (CN), d’une part, et le Comité de Coordination Nationale de Changement démocratique (CCNCD), d’autre part, avaient entamé depuis deux mois des discussions bilatérales. Ils avaient également commencé, chacun de son côté, à réfléchir avec d’autres partis et formations politiques aux moyens à mettre en oeuvre pour faire cesser l’effusion de sang en Syrie et aboutir à l’Etat démocratique pluraliste répondant aux aspirations de la révolution. Elle devait permettre de dégager une vision commune – une « Feuille de route » – susceptible d’aboutir à une solution politique conforme à « l’Accord de Genève » de juin 2012 et aux résolutions pertinentes du Conseil de Sécurité de l’ONU.
Malheureusement, l’Egypte, partie invitante, ne s’est montrée à la hauteur ni de ses ambitions, ni de sa diplomatie. Pour ne pas s’exposer frontalement dans un exercice qu’il savait biaisé, le Ministère égyptien des Affaires étrangères s’est réfugié en deuxième ligne. Il a délégué l’organisation de la rencontre à un faux nez, le Conseil égyptien des Affaires étrangères, une organisation prétendue « non gouvernementale », composée d’anciens ambassadeurs et travaillant à son service. Se conformant aux desiderata du nouveau maître du pays, le général Abdel-Fattah al-Sissi, qui avait explicitement souhaité que Bachar al-Assad « fasse partie de la solution politique », et se pliant aux injonctions des services de renseignements de leur pays, peu disposés à altérer une relation avec leurs homologues syriens en passe d’être rétablie, le Conseil a pris plusieurs décisions tout à fait contestables.
– Il a d’abord exclu de la rencontre les formations politiques en tant que telles, n’adressant des convocations qu’à certains de leurs membres et/ou de leurs dirigeants, choisis en fonction des buts non déclarés de la réunion.
– Il leur a adjoint des personnalités du mondes des arts – l’acteur Jamal Souleiman – ou des affaires – le richissime propriétaire de la compagnie pétrolière Pétrofac, Ayman al-Asfari -, et une dizaine d’opposants à titre individuel, parmi lesquels l’ancien ambassadeur Riyad Naasan Agha et l’ancien porte-parole du ministère syrien des Affaires étrangères Jihad Maqdisi.
– Il a sélectionné les participants de manière à donner un poids prépondérant aux « opposants de l’intérieur », conviant 11 membres du CCNCD contre 8 de la CN, 3 du Conseil national kurde, 2 du Parti de l’Union démocratique (PYD, ex-PKK), 2 du Courant de la Construction de l’Etat syrien, 1 de l’Union des Démocrates, 1 de la Tribune démocratique.
– Il a ignoré des opposants de premier plan – Riyad Seif, Michel Kilo, Burhan Ghalioun, Habib Aissa, Ahmed Moazz al-Khatib, Kamal al-Labwani… – dont la présence aurait été utile, mais dont le charisme et l’influence auraient pu orienter les discussions vers des solutions non conformes aux attentes des Égyptiens et de la partie qu’ils comptaient favoriser.
– Il a écarté les Frères Musulmans, redevenus en Egypte l’ennemi public numéro un, les démocrates du Bloc du Rassemblement national, et les dirigeants de la Déclaration de Damas et du Conseil national syrien, considérés comme des « clients » de la Turquie, dont la mise à l’écart du problème syrien était l’un des objectifs inavoués de la rencontre.
– Il a oublié les officiers déserteurs de l’Armée syrienne libre, composante militaire de la révolution, qui n’auraient pas manqué de mettre en difficulté certains partisans d’un pacifisme de la révolution déconnecté de toute réalité.
– Il s’est finalement désintéressé des activistes et des révolutionnaires, engagés soit dans les organisations créées au début du soulèvement, soit dans les structures peu à peu mises en place pour gérer les villes et régions libérées (Mouvement révolutionnaire, Comités locaux, organisations de la société civile…).
De ce fait, représenté au plus haut niveau avec Hasan Abdel-Azim (coordinateur général), Haytham Manna (coordinateur général pour l’émigration), Mohammed Saleh Mouslim (coordinateur général adjoint), Khaled Aissa (coordinateur général adjoint pour l’émigration), Safwan Akkach…, le CCNCD , censé incarner « l’opposition de l’intérieur » alors qu’il n’est que l’une des composantes de « l’opposition tolérée » par le régime en place, a eu beau jeu de mettre la main sur les débats et d’orienter la rédaction du texte final. D’autant que celui-ci, présenté comme le travail d’experts égyptiens, était en réalité son oeuvre et qu’il avait été rédigé pour promouvoir ses points de vue.
Du côté de la CN, à la notable exception de Nagham al-Ghadri, nouvelle vice-présidente, n’avaient trouvé grâce aux yeux des organisateurs égyptiens que des personnalités reléguées au second plan lors des élections internes de janvier 2015. Il s’agissait pour la plupart de proches de leurs amis Saoudiens : les anciens présidents Ahmed al-Jarba et Hadi al-Bahra, l’ancienne vice-présidente Noura al-Amir, l’ancien conseiller politique du président al-Jarba Fayez Sara, l’ancien secrétaire général Badr Jamous, Zakariya Saqqal et Qasem al-Khatib. Ils siègent dans le meilleur des cas au Comité politique, mais ne figurent plus dans les instances dirigeantes de la CN. Arrivé au Caire dans un autre cadre, l’un de ses actuels vice-présidents, Hicham Marah, n’a d’ailleurs pas été autorisé à entrer dans le pays pour « défaut de visa », un problème évidemment insoluble pour le Ministère égyptien des Affaires étrangères…
Plusieurs formations politiques – la Tribune démocratique de Samir Aïta, le Parti de la République de Mohammed Sabra… -, insatisfaites du mode de désignation des participants et de l’absence de tout document préparatoire, avaient décliné l’invitation. D’autres, comme le Courant de la Construction de l’Etat syrien, n’ont pas tardé à quitter la salle de réunion, en désaccord avec la création de « l’organe de gouvernement » figurant dans le texte de l’Accord de Genève de juin 2012, auquel il préférait un « gouvernement de coalition. D’autres responsables politiques, ignorés lors des invitations, comme le Dr Abdel-Baset Sida, ancien président du Conseil national Syrien, ou le Dr Abdel-Hakim Bachar, premier président du Conseil national kurde et ancien vice-président de la CN, ont exprimé diverses critiques. Dans une allusion à Mohammed Saleh Mouslim, ce dernier s’est étonné que les Kurdes sélectionnés par le Caire soient des partisans d’une solution politique préservant le régime de Bachar al-Assad.
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Intitulé « Accord du Caire pour la Syrie », le texte du communiqué final de la rencontre comporte 10 articles qui se lisent ainsi :
1. L’objectif du processus de négociation est de passer à un régime démocratique et un état civil souverain, la solution en Syrie ne pouvant être que politique et nationale.
2. Nous sommes d’accord sur un contrat social et un pacte national qui institue un Etat démocratique moderne, qui instaure les libertés politiques et les droits civils, qui repose sur le principe de la citoyenneté, de l’égalité des Syriens en droits et en devoirs et de l’égalité entre les sexe, et qui garantisse les droits de la totalité des composantes nationales du peuple syrien, dans le cadre de la décentralisation administrative.
3. Toute solution politique réaliste exige une couverture internationale et régionale et une large adhésion populaire. Cela requiert un compromis historique incarnant les aspirations du peuple syrien et de sa révolution, construit sur les bases de « l’Accord de Genève », avec des garanties internationales claires, tous les efforts internationaux de règlement étant les bienvenus.
4. La dispersion des efforts de l’opposition a constitué un facteur négatif et l’une des causes de la perpétuation du conflit. C’est pourquoi nous considérons qu’une position unifiée de l’opposition est un devoir et une exigence nationale.
5. Le lancement du processus politique impose un certain nombre de mesures. Il exige de ceux qui veulent le bon aboutissement de cette solution politique qu’ils œuvrent en commun à la libération des personnes des deux sexes emprisonnées ou enlevées, qu’ils s’engagent à respecter le droit humain international, qu’ils mettent fin aux crimes de guerre, aux bombardements des civils et à la privation des conditions naturelle de vie, qu’ils laissent parvenir les produits alimentaires, les médicaments et les secours nécessaires aux régions assiégées, qu’ils lèvent les sanctions économiques injustes qui affectent la vie des citoyens, et qu’ils assurent les conditions obligatoires au retour des déplacés et des exilés.
6. Il est indispensable qu’un accord de principe soit conclu entre toutes les parties syriennes pour mettre fin aux différentes formes de présence militaire non syrienne, quel que soit le pays dont ces forces proviennent et la partie au côté de laquelle elles sont engagées. La présence de combattants non syriens a en effet accru l’importance de la catastrophe, détruit l’unité du tissu social de la société syrienne et empêché les Syriens d’engager par eux-mêmes une solution à leurs problèmes.
7. La mise en oeuvre de la solution négociée imposera à toutes les parties de respecter le principe du droit exclusif de l’Etat à détenir des armes. Ceci exige de restructurer les institutions militaires et sécuritaires, d’intégrer dans l’armée les forces militaires de l’opposition adhérant à la solution politique, de manière à garantir que ces institutions aient désormais pour mission de protéger l’indépendance et la souveraineté nationale et de procurer la dignité et la sécurité à tous les Syriens.
8. Nous demandons aux instances internationale d’assumer leurs responsabilités juridiques dans le gel des sources du terrorisme. Nous demandons à tous les Etats de respecter les décisions du Conseil de Sécurité concernant la lutte contre le terrorisme, et en particulier les résolutions 2170 et 2178.
9. La solution politique, qui garantisse un changement démocratique radical et criminalise la violence et le confessionnalisme, est la condition objective de toute renaissance et de toute mobilisation des Syriens dans le combat contre les organisations terroristes. En se répandant en Syrie, ces organisations menacent son présent et son avenir.
10. Un Congrès national syrien se tiendra au Caire au printemps 2015. Pour le préparer, il est créé un comité de suivi qui sera en communication avec les parties concernées de l’opposition syrienne. Outre la préparation et la participation au congrès, il diffusera les conclusions de la présente rencontre et contactera les parties arabes, régionales et internationales afin de contribuer à la solution politique attendue, conformément à « l’Accord de Genève ».
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Ce texte a été rejeté par certains participants qui ont refusé de le signer.
A l’exception d’Ahmed al-Jarba et de Fayez Sara, les membres de la Coalition nationale se sont abstenus parce qu’il se situait en-deçà de leurs attentes. Certes, il mentionnait une fois le terme « révolution », mais il passait sous silence le rôle du pouvoir en place dans l’aggravation de la crise, attribuée à la désunion de l’opposition, et il ignorait la majorité des « revendications » du peuple syrien. Surtout, il entretenait intentionnellement le flou sur la « chute du régime » et le sort de Bachar al-Assad. Et il passait sous silence l’exigence de justice qui, seule, via la mise en oeuvre d’une « justice transitionnelle », dissuaderait les victimes de se venger en reconnaissant les torts qu’elles avaient subis et en sanctionnant les criminels. Toutefois, à en croire Hicham Marwah, la CN étudiera en détail les résultats de cette réunion, dont l’acceptation ou le rejet sera lié à la réalité de sa contribution potentielle à la solution politique, et non au fait que les organisateurs aient jugé bon de la tenir à l’écart de la manifestation.
Plusieurs participants n’ont pas compris comment il pouvait être légitime d’appeler à un rôle accru de l’Egypte, une proposition longuement développée par Haytham Manna lors de la conférence de presse de clôture, alors que la rencontre était destinée, en dénonçant les interférences extérieures dans le conflit en cours, à permettre aux Syriens de récupérer la décision et de prendre eux-mêmes en main l’orientation de leur révolution. Il est vrai que, pour l’intéressé, il y a patronage et patronage, intervention et intervention. Ainsi, le patronage de la Turquie, dont se félicitent de très nombreux Syriens, est pour lui négatif, tandis que celui de l’Egypte, qui mène la vie dure aux réfugiés syriens, est évidemment positif.
A l’instar de l’avocat Mahmoud Mereï, président de l’Organisation d’Action nationale, d’autres participants ont vu dans cet exercice une tentative pilotée par le Caire, non pas de contribuer à l’élargissement de la Coalition nationale, toujours reconnue à ce jour comme le seul représentant légitime du peuple syrien, mais de lui substituer dans ce rôle le Comité de Coordination. Le moment pouvait être opportun pour une telle manœuvre, puisque les Amis de la Syrie, déçus par les querelles intestines et l’incapacité de la CN à s’imposer sur la scène intérieure, et préoccupés par le développement de l’Etat islamique et la séduction de ses idées radicales sur leur jeunesse, sont prêts à s’en remettre à n’importe qui, hier aux Égyptiens, aujourd’hui aux Russes… et pourquoi pas demain à Bachar al-Assad, du moment qu’on les décharge d’un problème qu’ils ne veulent plus assumer.
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Parmi les membres du Comité chargé de préparer le futur Congrès général, mentionné dans le paragraphe 10 de l’Accord du Caire, siégeraient Haytham Manna, Safwan Akkach et Saleh al-Nabwani (CCNCD), Fayez Sara, Qasem al-Khatib (CN), Jamal Souleiman, Khaled al-Mahamid, Walid al-Bounni et Jihad Maqdisi (indépendants), Sinahouk Dibo (Parti de l’Union démocratique, PYD, ex-PKK), Firas al-Khaldi (Mouvement révolutionnaire)…
Tout cela ne suffira pas à trouver une solution au problème. Il suppose au minimum et au préalable que l’opposition parvienne à surmonter ses divisions. Or, comment serait-il possible lorsque chacune de ses composantes, et pas uniquement la CN comme certains se plaisent à le souligner, sont incapables de s’entendre en interne et de régler, de manière démocratique, la question de la participation et de la direction. Faut-il rappeler qu’il n’y a guère, le même Haytham Manna a été mis en cause par des membres du CCNCD qui lui reprochaient de diviser plutôt que d’unir, et que d’autres membres de ce groupe ont manifesté, il y a quelques jours, pour dénoncer l’enthousiasme exprimée par certains de leurs dirigeants à la perspective de se rendre bientôt à Moscou, en réponse à la convocation des Russes, afin d’y participer à une rencontre avec une délégation du régime dont l’échec était écrit d’avance ?
Réagissant à ce qui se passait au Caire, le professeur Burhan Ghalioun, premier président du Conseil national syrien et professeur de sociologie politique à Paris III, a rappelé, le 24 janvier, que, « pour qu’une réunion de l’opposition soit fructueuse et que le dialogue entre ses membres et ses courants ait quelque valeur, il faut :
1. que toute invitation à une rencontre de ce type émane de l’opposition elle-même ;
2. que le choix des participants ne soit pas confié à une seule et unique partie, mais soit le fait d’un comité de coordination composé de représentants des blocs, des formations, des partis et de personnalités publiques ;
3. que la rencontre soit précédée par la préparation en commun et par la diffusion de documents acceptés par tous ;
4. que tous les opposants continuent de se référer aux documents précédemment agréés sous l’égide de la Ligue des Etats arabes, fin 2012, que rien n’interdit de revoir et d’actualiser en tant que de besoin ;
5. que l’opposition soit consciente que son unification ne constitue pas un but en soi, mais qu’elle doit harmoniser ses positions de manière à permettre la rédaction d’une « feuille de route », et l’adoption de mécanismes de travail, de coordination et d’entraide ;
6. qu’il aurait donc mieux valu n’inviter au Caire que 25 à 30 véritables représentants d’authentiques partis, courants ou rassemblements, pour mener un dialogue approfondi sur les documents déjà agréés, les revisiter si nécessaire, et produire enfin un programme politique commun mutuellement agréé ».
Mais, comme aujourd’hui à Moscou, les choix opérés hier au Caire ne devaient rien au hasard. Ils traduisaient les intentions inavouées des organisateurs.