A peine l’identité et le profil des deux auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo étaient-ils dévoilés, que des doigts se sont tournés vers la Syrie et son régime pour accuser Damas d’avoir travaillé en sous-main et incité les terroristes à commettre leur forfait. Ces mises en cause émanaient de Syriens situés dans différents camps de l’opposition, auxquels la résidence hors de leur pays laissait la possibilité d’exprimer le fond de leur pensée sans s’exposer à des représailles directes et immédiates. Il ne leur avait pas échappé que les assassins étaient des islamistes et ils ne mettaient pas en doute leur appartenance au groupe dont ils s’étaient revendiqués. Mais cela n’entamait en rien leur conviction.
Bien que non étayée par des preuves tangibles, cette conviction est partagée par nombre de leurs compatriotes qui savent depuis longtemps, et qui constatent chaque jour davantage depuis près de quatre ans, de quoi est capable le régime en place et jusqu’où il est prêt à aller pour conserver par devers lui le pouvoir, les ressources et les privilèges qui lui sont attachés.
Nul n’est obligé de les croire ni de faire sienne leur position. Mais on peut tout de même entendre ce qu’ils ont à dire pour étayer leur suspicion.
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Ils ne peuvent s’abstenir dans une telle circonstance de faire le rapprochement avec un autre événement heureusement moins dramatique – l’incendie de plusieurs ambassades occidentales à Damas -, provoqué près de 9 ans plus tôt jour pour jour par les caricatures du prophète Mohammed. Le paradoxe est que la Syrie, qui aimerait faire passer sa prétendue « laïcité » pour une preuve de modernité, avait alors été le seul pays arabe dans lequel les expressions de colère aient débouché sur des actes de ce type…
Or il n’a pas tardé à apparaître que cette manifestation avait été organisée et étroitement contrôlée par les services de renseignements du régime syrien. Celui-ci entendait profiter du ressentiment légitimement provoqué dans les communautés musulmanes pour adresser un message au monde en général, et à la France de Jacques Chirac en particulier.
Fin janvier 2006, la Syrie avait sommé certains pays de « sanctionner » ceux qui, en croquant le prophète ou en publiant ses caricatures, avaient porté atteinte aux sentiments religieux des musulmans. Il s’agissait des Danois – les dessins avaient été publiés en premier le 30 septembre 2005 dans le journal Jyllands-Posten -, des Norvégiens – une publication au tirage confidentiel, Magazinet, les avait repris trois mois plus tard, le 10 janvier 2006 -, et des Français – France-Soir et Charlie Hebdo devaient les publier à leur tour le 1er et le 8 février, pour montrer leur solidarité et affirmer leur droit à la libre expression -.
Le 4 février 2006, répondant à un appel à manifester, des centaines de protestataires s’étaient attroupés en fin de matinée devant l’ambassade du Danemark, dans le quartier d’Abou Roummaneh à Damas. Après avoir vilipendé les auteurs des caricatures, ils avaient attaqué les lieux à coups de pierres. Ils en avaient brisé les vitres et ils y avaient mis le feu, détruisant par le fait même l’ambassade de Suède située dans le même bâtiment. Ils s’étaient déplacés ensuite vers l’ambassade de Norvège, dans le quartier de Mezzeh. Après l’avoir caillassée de loin faute de pouvoir s’en approcher, ils étaient dans la soirée devant la représentation diplomatique de la France, à Afif, dans le quartier de Jisr al-Abyad, dans laquelle ils avaient tenté de s’introduire.
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Les Damascènes ayant assisté aux évènements de cette journée n’ont pas tardé à comprendre de quoi il retournait.
– Le groupe qui avait appelé au rassemblement pour « défendre l’honneur du Prophète » était totalement inconnu. Il l’est d’ailleurs resté puisque personne n’a plus jamais entendu parler de lui. Les Syriens n’ont donc jamais su qui les avait invités, quelles étaient ses intentions et jusqu’où il entendait mener ceux qui répondraient à son appel.
– Apposées sur les murs extérieurs de mosquées, les affichettes invitant les Syriens à se regrouper devant l’ambassade du Danemark ne comportaient pas le nom de l’imprimerie où elles avaient été confectionnées. Ce « détail » n’est pas anodin. Contraire à la loi, il aurait pu suggérer une initiative sauvage d’imams radicaux. Mais, au vu du déroulement de la journée, il est finalement apparu nécessaire à ce qui s’est révélé une manipulation.
– Les quelques centaines d’hommes regroupés devant l’ambassade du Danemark n’étaient visiblement pas originaires du quartier. Les uns, acheminés des villes limitrophes de Douma et Harasta dans des bus ultérieurement attribués par la rumeur à « une société de transport de Rami Makhlouf », ne pouvaient dissimuler, avec leurs barbes touffues et leurs « qamis mini-jupe » découvrant les mollets, leur appartenance au salafisme. Les autres avaient plutôt le look de membres des milices populaires du Parti Baath. Les derniers portaient le blouson de faux cuir ou la veste sombre censés les rendre anonymes et dissimuler leur appartenance aux moukhabarat
– L’attroupement n’avait pu échapper ni à la police, ni aux services de renseignements, des agents de la première et des éléments des seconds étant postés en permanence devant toutes les ambassades, particulièrement nombreuses dans le quartier. S’ils ne sont pas intervenus aussitôt pour disperser la manifestation, c’est que celle-ci était « organisée » par qui de droit et que les autorités étaient prêtes à couvrir tout ce qui pourrait s’y passer. D’ailleurs, selon plusieurs témoignages, des hommes en uniforme avaient pris part aux jets de pierres, et l’équilibriste ayant escaladé la façade de l’immeuble pour en arracher et en brûler les drapeaux était membre d’un service.
– Une fois leur besogne accomplie, les manifestants s’étaient dirigés en cortège vers le quartier de Mezzeh, pour attaquer l’ambassade de Norvège. Personne n’avait tenté de les dissuader ou de se mettre en travers de leur route. Mieux encore, ils avaient pris le temps, en passant par la Place des Omeyyades, de prélever sur le chantier du passage souterrain alors en réalisation les cailloux dont ils allaient avoir besoin. Personne n’était davantage intervenu : ni les moukhabarat assurant la surveillance du siège de l’Office de la Radio et de la Télévision arabe syrienne, d’un côté de la place, ni les sentinelles postées devant le ministère de la Défense et l’Etat-major des armées, de l’autre côté.
– Bloqués à distance de l’ambassade de Norvège par un cordon de policiers, les protestataires n’avaient pu faire mieux que la bombarder de loin. Le jeu manquant d’intérêt, ils avaient alors répondu à une nouvelle consigne et avaient marché en direction de l’ambassade de France. Ils avaient traversé sans encombre et sans que quiconque tente de les en dissuader les quartiers particulièrement sensibles de Malki et de Rawda, où des ambassades – dont l’ambassade des Etats-Unis – avoisinent les bureaux de très hauts responsables, en particulier ceux de Bachar al-Assad.
– La taille du cortège parvenu devant son nouvel objectif n’avait pas sensiblement évolué. Alors que la majorité des membres de la communauté sunnite de Damas avaient été choqués par les caricatures de leur prophète, comme leur participation active au boycott des produits alimentaires danois devait le démontrer, ils s’étaient abstenus de rejoindre ce qui leur était apparu comme un OMNI, un objet marchant non identifié. Il ne s’agissait pas d’une mouzâhara, une manifestation de contestataires, puisqu’elle n’avait pas été immédiatement dispersée et ses participants arrêtés. Il ne s’agissait pas davantage d’une masîra, une marche officielle, puisque les participants à ce genre d’exercice, convoqués, acheminés et réunis souvent sous la contrainte, s’égayent dans les rues adjacentes à chaque carrefour.
– Après avoir jeté leurs dernières pierres sur l’ambassade de France et essayé d’y mettre le feu, des manifestants avaient escaladé son mur de clôture et tenté de l’envahir. Ils en avaient été refoulés non sans peine avant que, finalement alertées par le Ministère syrien des Affaires étrangères longtemps resté sourd aux appels téléphoniques de l’ambassade, les forces de l’ordre se décident à intervenir pour refouler les assaillants.
– L’interrogatoire de quelques-uns d’entre eux aurait permis de découvrir à quel service de renseignements ils appartenaient et l’identité du général, membre de la famille présidentielle, qui les avait chargés d’encadrer cette mission très particulière.
– Le lendemain, le régime avait tenté de transformer l’essai. Il tenait à s’assurer que le message des événements de la veille avait bien été compris. Il se résumait en trois phrases : les musulmans en général, et les salafistes en particulier, sont des gens dangereux et des terroristes en puissance ; le régime en place est seul en mesure de les manipuler au mieux de ses intérêts et au profit de ses amis ; mieux vaut donc entretenir avec lui, plutôt que de le boycotter, des relations mutuellement avantageuses. De nouvelles affichettes sur les portes de quelques mosquées du quartier de Chaalan avaient donc convié les « musulmans offensés » à une nouvelle manifestation, cette fois-ci uniquement dirigée contre l’ambassade de France.
– Immédiatement prévenus, les services de sécurité avaient fait du zèle. Affectant de considérer que la menace était réelle, ils avaient dépêché une telle quantité d’hommes que, vue du ciel, la rue semblait pavée de casques. Si quelques excités avaient eu l’intention de répondre à cette convocation… qui n’était pas destinée à reproduire le scénario de l’avant-veille mais uniquement à s’assurer que la leçon avait porté et que la peur avait fait son effet, ils n’auraient pu en tout état de cause s’approcher des lieux.
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Cette mascarade s’inscrivait sur un fond de tension entre la France et la Syrie, provoquée par le désaccord entre les deux pays sur le renouvellement dans ses fonctions du président Emile Lahoud, arrivé au terme de son mandat, auquel la constitution libanaise interdisait d’être à nouveau candidat.
– Le 2 septembre 2004, le Conseil de Sécurité avait adopté, à l’initiative de Paris et de Washington, la résolution 1559 qui enjoignait aux forces étrangères de quitter le Liban, réclamait la dissolution des milices et mettait en garde contre l’interférence de Damas dans les élections présidentielles à venir.
– Le 14 février 2005, Rafiq al-Hariri et une quinzaine d’autres personnes avaient trouvé la mort à Beyrouth dans un attentat à la voiture piégée.
– La France avait aussitôt suspendu tout dialogue politique avec le régime syrien, maintenant toutefois dans son intégralité son dispositif culturel.
– Contrainte et forcée, l’armée syrienne avait achevé le 26 avril 2005 un retrait humiliant de ses forces militaires du Liban, où elle avait évidemment maintenu l’ensemble de ses appareils sécuritaires et de ses réseaux.
L’opération contre Charlie Hebdo du mercredi 7 janvier 2015 s’inscrit elle aussi sur un fond de tension persistante entre la France et la Syrie.
– La menace de « mesures de rétorsion » formulée le 9 octobre 2011 par le ministre syrien des Affaires étrangères, Walid al-Moallem, n’avait pas empêché Paris d’apporter son soutien, dès le 10 octobre, au Conseil national syrien créé à Istanbul huit jours plus tôt.
– La France avait accru l’irritation des responsables syriens en décidant, le 2 mars 2012, de fermer son ambassade à Damas.
– Elle avait aggravé son cas en reconnaissant, le 13 novembre 2012, la Coalition des Forces de la Révolution et de l’Opposition syrienne, mise en place à Doha le 11 du même mois, comme « le seul représentant légitime du peuple syrien ».
– Elle avait aussi accrédité l’opposant Monzer Makhos comme « ambassadeur » de la Coalition à Paris, puis confirmé la livraison d’armes à des factions sûres de l’opposition.
– Intervenant sur France Inter, lundi 5 janvier 2015, le président de la République avait finalement « regretté que nous ne soyons pas intervenus lors de l’utilisation d’armes chimiques en Syrie en août 2013 ». Il avait lié l’apparition et le développement de l’Etat islamique à cette situation, et il avait exclu de s’allier avec Bachar al-Assad pour lutter contre l’organisation terroriste, comme le préconisent pour de bonnes et de mauvaises raisons certains détracteurs de la politique syrienne de la France.
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Certes, encore une fois, les Syriens qui imputent l’assassinat des caricaturistes de Charlie Hebdo au régime en place dans leur pays, sont dans l’incapacité d’en présenter la moindre preuve. Mais ils font valoir que les services de leur pays ont pour habitude de menacer, en se dissimulant derrière des créatures à leur solde, les individus, les organisations, voire les Etats avec lesquels ils sont en désaccord. Dès le début du soulèvement populaire, ils ont multiplié les avertissements en direction des pays occidentaux qui apporteraient leur soutien aux révolutionnaires.
Parmi ces créatures, ils mentionnent le Mufti général de la République, le cheykh Ahmed Badreddin Hassoun. Dès le mois d’octobre 2011, il menaçait les Etats-Unis et l’Europe d’opérations suicide sur leur sol, ce qui détonne de la part d’un responsable dit « religieux », et, quelques jours avant l’attaque contre Charlie Hebdo, il avait affirmé que des cellules dormantes étaient en place dans toute l’Europe et passeraient à l’action si l’Occident s’en prenait au régime syrien. Or, selon un observateur averti , « de tels propos, pour qui connaît la nature du système en place, ne peuvent être tenus sans l’aval des services de sécurité ou sans avoir été inspirés par eux ».
Ils font valoir par ailleurs que, sous le règne de Hafez comme sous celui de Bachar al-Assad, ces mêmes services n’ont jamais hésité à passer à l’acte, en se dissimulant évidemment derrière des proxys ou en manipulant des groupes terroristes. Ils ont ainsi commandité des attentats dans plusieurs pays occidentaux… dont la France. Ils ont fait procéder un peu partout à l’élimination de ceux qui se mettaient en travers des intérêts ou des projets de leur pays. Et ils citent à l’appui de leur affirmation le florilège suivant :
– la tentative d’assassinat du politicien libanais Raymond Eddé (1976),
– l’assassinat du leader libanais Kamel Jounblatt (1977),
– celui du président du syndicat des journalistes libanais Riyad Taha (1980),
– ceux des Libanais Selim al-Louzi, Mousa Chouaïb, Ali al-Zin et Adnan Sinno,
– l’enlèvement d’un attaché de l’ambassade de Tunisie à Beyrouth Farah Belabdi,
– l’assassinat du Mufti de la République libanaise Hasan Khaled (1989),
– la tentative d’assassinat du Premier ministre jordanien Mudar Badran,
– la tentative d’attentat contre un appareil de la compagnie israélienne El Al au départ de Londres (1986),
– l’assassinat à Paris de l’un des fondateurs du Parti Baath Saleh Bitar (1980),
– l’attentat contre le siège parisien de la revue Al-Watan al-Arabi (1982),
– la préparation d’un attentat à l’explosif contre une association de la société civile au Koweït (1980),
– le plasticage d’un restaurant syrien de Doubaï (1981),
– l’assassinat en Allemagne de Binan Ali al-Tantawi, femme de l’ancien Contrôleur des Frères Musulmans syriens Isam al-Attar (1981),
– l’envoi d’armes à des cellules terroristes en Turquie (1981),
– la liquidation d’un étudiant syrien en Yougoslavie (1981),
– celle d’un prédicateur musulman en Espagne (1981)…
Ils rappellent qu’une série d’attentats s’est déroulée au Liban depuis l’accession au pouvoir de Bachar al-Assad, et que, avant et après l’assassinat de Rafiq al-Hariri, elle a tué ou blessé une douzaine d’intellectuels de renom et de militants politiques : Samir Kassir, Georges Hawi, Gebran Tueni, Pierre Gemayel, Walid Eïdo…, Marwan Hamadeh, Elias Murr, May Chidiac… Tous étaient connus pour leur opposition résolue à la présence et à l’intervention de la Syrie dans les affaires de leur pays.
Ils ne manquent pas d’avantage d’exemples s’agissant de la manipulation des groupes terroristes islamistes, mais ils se contentent, dans ce cadre, de renvoyer aux propos tenus par le général Ali Mamlouk, directeur général des Renseignements généraux, devant un haut responsable américain en visite à Damas. Pour convaincre son interlocuteur de l’intérêt des Etats-Unis et des autres Etats occidentaux à coopérer avec son pays dans la lutte contre les organisations terroristes, il avait expliqué que les moukhabarat ne cherchaient ni à attaquer immédiatement les groupes qu’ils repéraient, ni à tuer leurs membres. Au contraire, ils les infiltraient, ils les accompagnaient, et ils ne se retournaient contre eux qu’au moment opportun… après les avoir utilisés, comme le Fath al-Islam de Chaker al-Absi pour les groupes armés, ou comme le cheykh alépin Abou al-Qaaqaa, pour les individus.
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Nul n’est obligé d’entendre ce que disent ces Syriens.
Mais nul ne peut nier que ces éléments, qui sont loin d’épuiser le sujet, méritent d’être gardés en tête dans les circonstances présentes.