A propos des caricatures de Charlie-Hebdo, on a parlé de blasphème et de sacrilège qu’il fallait punir. Qu’en est-il en réalité ? Et qui est autorisé en islam à décréter une punition et à l’exécuter ? Relevons pour commencer qu’aucune fatwa n’a été invoquée pour les meurtres du 7 janvier dans l’attaque de Charlie-Hebdo et encore moins pour ceux du 9 janvier dans l’hypermarché casher. Quant au sacrilège, un dessin suffit-il pour le commettre et quel type de dessin ? On se garde bien de le préciser, pour laisser accroire au musulman ordinaire que toute représentation en image du Prophète est interdite. Pourtant, Muhammad en dessins et en BD n’est pas une nouveauté, loin s’en faut ! Et les réactions suscitées furent toujours contrastées comme il est normal.
Au sein de l’islam, l’image a toujours eu des partisans et des opposants. La caricature n’existait pas au Moyen Âge et aucun théologien ancien n’a évidemment pu l’interdire. Quant à représenter le Prophète en image, les musulmans l’ont fait bien avant les Européens, dans des enluminures qui ornent de magnifiques manuscrits persans et turcs. Des débats avaient opposé alors les théologiens musulmans, à coup d’arguments religieux, sans empêcher les dessins.
Par contre, ce qui est sûr, c’est que toute atteinte au Prophète est tenue pour sacrilège par les hommes de religion. Seraient-ils d’ailleurs encore dans leur rôle s’ils se taisaient ? Or on a brouillé les frontières entre la satire et le dessin, afin d’imposer l’interdiction totale, et par conséquent la pensée unique. Le dessin, la fiction et le film sont devenus depuis quelques décennies, autant que la caricature, un terrain de lutte pour imposer une seule vision religieuse.
Posons donc la question : est-il licite ou non de dessiner le Prophète en islam ? Il y a cinquante ans, un éminent lettré musulman de Damas, Salah al-Dîn al-Munajjid répondait par l’affirmative en créant une collection de biographies des grands hommes de l’Islam dont la première était consacrée au Prophète. La Vie de Muhammad, parue dans les années 1960 dans sa propre maison d’édition, Dar al-Kitab al-Jadid, s’inspirait clairement du style de la BD de l’époque, la même sans doute dont s’étaient nourris les caricaturistes assassinés.
Dans la préface de sa collection, Salah al-Din al-Munajjid (1920-2010) explique qu’ « elle est destinée aux enfants musulmans de tous pays dans le but de leur exposer la vie des grands hommes de l’Islam, dans un style narratif attrayant et simple, qui séduise les petits et ne lasse pas les grands. »
« Ce qui nous a poussé à publier cette collection, ajoute-t-il, c’est le constat que nous avons fait que nos enfants et nos étudiants en ont un besoin pressant. Car ils ne trouvent pas des livres qui les instruisent, ni des revues qui conviennent à leur esprit et à leurs habitudes, ni des récits qui leur relatent les gloires de leur nation et la grandeur de leurs ancêtres. »
C’est clairement une collection pour instruire tout en restant attractive. Une collection « culturelle » qui fournit des modèles de comportement et montre que ces hommes du passé sont devenus grands grâce aux principes de l’islam. Et c’est tout naturellement qu’il commence par Muhammad, le premier de ces grands personnages.
Blasphème ? Salah al-Din al-Munajjid aurait été bien surpris qu’on l’en accuse, lui qui voulait inculquer par le dessin les principes de l’islam ! Appelé le « Sindbad des manuscrits », il a consacré sa vie à l’édition de textes arabes anciens du patrimoine, du turâth, en d’autres termes de textes religieux aussi bien que non religieux.
Il ne fut d’ailleurs pas le seul à vouloir appliquer les techniques modernes à la diffusion des enseignements ou des informations sur l’islam. Un quart de siècle plus tard, le 18 janvier 1990, le Tunisien Youssef Seddik se voit interdire son Coran en BD, pourtant respectueux, par le Conseil supérieur islamique tunisien. On était alors en pleine affaire Salman Rushdie… Le terrorisme intellectuel triomphait au prix de dizaines de morts. Il continue aujourd’hui de sévir.