Après l’épisode de « l’héroïque résistance de Kobané », qui avait vu la gauche française s’enthousiasmer pour le combat des Kurdes contre l’Etat islamique, en oubliant qu’Aïn al-Arab était d’abord une ville syrienne et que d’autres avaient précédé le Parti de l’Union démocratique (PYD) dans la lutte contre le groupe djihadiste et le pouvoir de Bachar al-Assad, les Syriens ont trouvé un nouveau motif d’étonnement dans la couverture par nos médias d’un « décret législatif » du canton kurde de la Jazireh, pour nous séduisant parce qu’égalitaire et moderniste, mais pour eux nul et non avenu car impossible à mettre en œuvre.
Promulgué le 8 novembre 2014 par Hadiyeh Yousef et Hmidi Dahham al-Hadi, coadministrateurs de l’une des trois entités autonomes créées le 12 novembre 2013 sous l’égide du PYD, le décret législatif 27/2014 énonce en 30 articles les « Principes fondamentaux et dispositions générales concernant la situation des femmes » désormais applicables dans la région sous leur autorité.
Destiné à affirmer « l’égalité entre l’homme et la femme » dans tous les domaines, ce texte est irréprochable. Il interdit en effet de marier les jeunes filles avant l’âge de 18 ans. Il s’oppose aux unions conclues sans le consentement des futures épouses. Il abolit le versement de la dote. Il organise les formalités du mariage. Il reconnaît le droit des femmes à la garde des enfants de moins de 15 ans. Il admet le droit des deux conjoints à réclamer unilatéralement le divorce. Il consacre l’égalité des hommes et des femmes lors de la répartition de l’héritage. Il assimile les crimes d’honneur à des actes prémédités et les sanctionne comme les autres formes d’assassinat. Il impose des peines identiques aux époux et aux épouses adultères. Et il prohibe totalement la polygamie…
Mais, aussi politiquement correct que soit ce texte d’un point de vue occidental, ceux qui l’ont publié ne pouvaient ignorer deux choses : d’une part, ils allaient à l’encontre des sentiments et de la sensibilité de la majorité de leurs concitoyens syriens ; d’autre part et surtout, ils ne seraient pas en mesure de le mettre concrètement en œuvre. Pour une raison simple, ignorée chez nous mais connue de la majorité des Syriens : ils ne disposent pas, dans la Jazireh, de l’autorité qu’ils prétendent détenir.
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« Réalisée sans heurts selon un scénario bien préparé », la passation du contrôle des zones kurdes entre l’armée syrienne et les miliciens kurdes du PYD, en juillet 2012, n’a rien eu à voir avec une quelconque « libération ». Elle n’était guère plus qu’un trompe-l’œil. Si les affrontements entre ces deux forces sont demeurés « rares », à l’inverse des points de convergence qui étaient « nombreux », c’est uniquement parce que les autorités syriennes n’ont concédé à l’avatar syrien du Parti des Travailleurs du Kurdistan que l’apparence du pouvoir tandis qu’elles conservaient pour elles sa réalité.
En mettant en avant le PYD et en confiant à son bras armé, les Unités de Protection populaire (YPG), des besognes de basse police – la répression des manifestations hostiles au régime, la poursuite et l’arrestation des opposants à Bachar al-Assad, la mise sous l’éteignoir des autres partis politiques kurdes, la lutte contre leurs velléités de se doter eux aussi de milices armées, la surveillance des frontières avec la Turquie et le Kurdistan d’Irak, la protection et la gestion contre rémunération des champs de pétrole et de gaz de la région… – les services syriens de sécurité, toujours installés dans le gouvernorat avec pignon sur rue, n’abusaient en réalité que ceux qui voulaient croire que le régime avait cédé la Jazireh aux Kurdes et qu’une époque nouvelle avait bien débuté dans la région.
Prêt à jouer les collaborateurs du régime et à lui rendre tous les services dont celui-ci avait besoin, dans l’espoir de conserver indéfiniment le pouvoir qui lui était temporairement concédé, le PYD s’est positionné au sein de l’opposition dans la Coordination nationale des Forces de Changement démocratique en Syrie (CNCD).
Son chef, Mohammed Saleh Mouslim, a été porté à l’un des postes de vice-président de ce rassemblement. Eprouvant plus d’aversion pour une opposition englobant des islamistes que pour un despote criminel réputé laïc, dont, avant d’être abandonné par lui, son inspirateur et modèle Abdollah Öcalan avait longtemps servi les ambitions régionales, il espérait en secret, comme un certain nombre de membres et de responsables du CNCD, que Bachar al-Assad ne serait pas au bout du compte renversé.
Une telle issue l’exposerait en effet aux représailles des révolutionnaires, qu’il a constamment qualifiés de « terroristes », et à celles de l’Armée syrienne libre qu’il considère comme « islamiste »… puisqu’elle est soutenue par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, fondateur de l’AKP, parti des Frères Musulmans turcs. De leur côté, kurdes, arabes ou assyriens, les habitants de la Jazireh partageant l’aspiration des révolutionnaires à la dignité et à la liberté ont régulièrement dénoncé une compromission qui faisait du PYD un agent et une force auxiliaire utilisés contre eux par le régime de Bachar al-Assad.
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Mises en place par une décision unilatérale du PYD et de ses affidés, les institution de l’administration autonome ne peuvent fonctionner dans la Jazireh que moyennant un certain nombre de conditions : elles doivent s’entendre avec les structures gouvernementales, toujours présentes et actives dans le gouvernorat ; elles doivent éviter tout heurt avec elles et avec leurs agents ; elles doivent parfois entretenir avec elles une véritable collaboration. Ces principes concernent au premier chef les institutions militaires et sécuritaires, mais ils s’appliquent également aux domaines social, éducatif, économique, judiciaire…
C’est dire que, prenant le contrepied de plusieurs dispositions contenues dans les lois encadrant le statut personnel des populations, les principes édictés par ce décret resteront lettre morte. Ils seront inopérants pour les Syriens, kurdes, arabes, assyriens ou autres, qui souhaiteront bénéficier d’une législation syrienne globalement favorable aux hommes, voire discriminatoire et misogyne dans un certain nombre de domaines.
Tel est le cas, en particulier, s’agissant de la polygamie. Cinquante années de contrôle du pays par le Parti Baath et son idéologie laïque n’ont pas suffi pour permettre aux détenteurs du pouvoir d’interdire cette pratique, qui est loin d’être généralisée en Syrie mais qui est autorisée dans certaines conditions par la loi musulmane. Il ne fait pas de doute qu’un polygame, mis en demeure de se conformer aux dispositions de ce nouveau décret dans le canton de la Jazireh, n’aura aucune difficulté à trouver près de chez lui le juge qui lui donnera raison. Il en va de même d’autres principes, comme celui de la répartition de l’héritage qui est déterminée par la chari’a.
Pour les Syriens qui savent ce qu’il en est, la promulgation de ce décret législatif sans conséquence s’apparente donc à un coup de pub et à une opération de communication. Le moment choisi pour le rendre public devait permettre au PYD de capitaliser sur la résistance d’Aïn al-Arab / Kobané, où ses combattants n’ont jamais été seuls mais ont fait en sorte d’écarter des autres la lumière des projecteurs.
Il devait ensuite renforcer l’image démocratique du parti régulièrement écornée par les agissements de ses membres et militants, d’Afrin à Qamichli. Il devait enfin accompagner la campagne de relation publique menée en Occident par Mohammed Saleh Mouslim, nouvelle coqueluche de nos partis de gauche, et faire oublier que sa résistance à l’extrémisme de l’Etat islamique s’est accompagnée, depuis son retour en Syrie en avril 2011, d’une coopération étroite avec un régime tout aussi extrémiste, dont il faut être d’une singulière mauvaise foi pour ne pas reconnaître que les crimes, beaucoup moins médiatisés, surpassent en nombre et en horreur ceux de l’organisation djihadiste.
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Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que ce décret salué chez nous avec faveur ait été accueilli en Syrie, dans les médias de l’opposition comme dans ceux du régime, par un grand silence et qu’il n’ait guère suscité de commentaire…
Au cours des plus de trois ans et demi écoulés depuis le soulèvement de Daraa, les Syriens révoltés contre « l’Etat de barbarie » se sont habitués à la focalisation de certains de nos hommes politiques, de quelques-uns de nos experts et d’une partie de nos médias, non pas sur la réalité et la diversité de leur résistance et de leur combat, mais sur deux types d’acteurs et de groupes : ceux avec qui ils partagent des principes et des valeurs communes, encensés et érigés en modèles ; et ceux qui, à l’inverse, mettent en danger par leurs agissements et leur fanatisme leur propre existence. Que les premiers, parfois, ne représentent qu’une part minime de la population et n’aient guère à voir avec la révolution leur importe aussi peu que le rejet dont les seconds font l’objet de la part de cette même population et de la révolution.
Mais ce n’est pas parce qu’ils s’y sont habitués qu’ils ne regrettent pas cette approche, trop préoccupée par les conséquences pour l’Occident de cette situation pour faire montre de lucidité sur l’origine du problème et sur les moyens d’y remédier.
« L’horreur n’est pas que là-bas. Elle est aussi dans la façon de couvrir, de parler et de définir le conflit » dans lequel les Syriens ont été engagés malgré eux par leurs dirigeants, et dont, on l’oublie trop souvent, ils restent et resteront les premières victimes.