En nous proposant en ce moment ses réflexions sur la question de « l’autonomie kurde en Syrie : feu de paille ou fait accompli », Francesco Desoli nous aide indirectement à comprendre pourquoi les Kurdes engagés à Aïn al-Arab / Kobani contre l’Etat islamique – qu’il s’agisse de miliciens du Parti de l’Union démocratique (PYD), comme le prétendent les uns, ou de combattants du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), comme l’affirment les autres – ne reçoivent l’aide ni des autres Kurdes, ni des autres Syriens, ni des Etats censés soutenir la population syrienne dressée contre le régime de Bachar al-Assad.
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De la révolution contre le régime à l’hégémonie du PYD
Les régions à majorité kurde de Syrie ont suivi une trajectoire particulière dans la crise syrienne. En 2011, de nombreux jeunes Kurdes ont participé au mouvement de révolte pacifique contre le régime syrien, en se montrant solidaires et en se coordonnant avec les autres régions du pays. À partir de l’automne 2011, avec la militarisation progressive de la révolte, un certain nombre de Kurdes ont déserté l’armée régulière et ont rejoint l’opposition armée. Pourtant, durant l’année 2012 le nombre de nouvelles recrues kurdes a diminué en raison de deux facteurs : le refus de l’opposition arabe de reconnaître officiellement les droits de la minorité kurde, et l’influence grandissante des différents partis kurdes sur le mouvement de contestation populaire.
D’un côté le régime syrien a permis au Parti de l’Union Démocratique (PYD), la section syrienne du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), de rentrer en Syrie pour contribuer à contrôler et neutraliser le mouvement de révolte. D’autre part, une série de petits partis d’opposition kurde, en exil au Kurdistan irakien, ont essayé à leur tour d’encadrer les mouvements des jeunes au service de leurs idéologies et revendications. En octobre 2011, sous l’égide du Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) irakien, seize de ces partis ont institué le Conseil National Kurde (KNC) pour tenter de créer un contrepoids au PYD. Le PDK a négocié un accord de répartition du pouvoir entre le KNC et le PYD, qui a été signé à Erbil en juillet 2012, mais est resté lettre morte. Grâce à sa structure hiérarchique solide et à la formation militaire de ses membres, le PYD est rapidement devenu le parti hégémonique dans les zones à majorité kurde de Syrie.
En parallèle, en juillet 2012 le régime syrien a retiré ses forces de sécurité des campagnes et des villes rurales de ces régions pour les redéployer à Damas, à Alep, et dans d’autres zones stratégiques de Syrie. Avec l’accord implicite du régime, le PYD a occupé le vide de pouvoir, a pris le contrôle des structures militaires et des bâtiments administratifs abandonnés, et a enlevé les symboles du pouvoir central. Le régime syrien a pourtant maintenu le contrôle de quelques localités stratégiques du gouvernorat de Hassakeh : certains quartiers centraux de Qamishli, y compris l’aéroport et le poste-frontière avec la Turquie ; certains quartiers de Hassakeh et deux bases militaires. Au cours de l’année 2013, le YPG (les Unités de Défense Populaires, la branche militaire du PYD) a mené une série de batailles, pour la plupart victorieuses, contre différents groupes d’opposition arabes et contre l’État Islamique (EI), et il a étendu son contrôle sur plusieurs zones du gouvernorat de Hassakeh (Ras el-Ein, Tel Tamer, Yaroubiyeh, etc.).
Le PDK irakien, frustré dans son désir de maintenir une influence sur les régions kurdes syriennes, a réagi par une série de fermetures de la frontière entre la Syrie et le Kurdistan irakien, dans une tentative d’isoler économiquement le PYD et de le forcer à négocier un réel partage du pouvoir. Néanmoins, le PYD a réussi à résister à ces pressions, grâce au maintien minimal d’échanges commerciaux avec le reste de la Syrie et à l’ouverture vers la fin 2013 d’une route commerciale avec l’Iraq à travers le poste-frontière de Yaroubiyeh.
Dans sa lutte pour l’hégémonie politique, le PYD n’a pas hésité à utiliser tous les moyens à sa disposition pour éliminer ou marginaliser ses rivaux politiques. Un rapport de Human Rights Watch, publié le 8 juillet 2014, documente une série de violations des Droits de l’Homme dans les zones sous contrôle du PYD. Durant les trois dernières années, neuf opposants politiques du PYD ont été assassinés ou ont disparu dans des circonstances jamais clarifiées. Des dizaines d’autres opposants ont été expulsés vers le Kurdistan irakien avec l’interdiction de revenir en Syrie. À plusieurs occasions, les forces de sécurité du parti ont réprimé par la force les manifestations des partis d’opposition. Ces graves violations demeurent toutefois à une échelle limitée par rapport à la répression de masse exercée par le régime syrien.
Un embryon d’autonomie kurde
Rassuré sur son contrôle ferme des régions kurdes, en novembre 2013 le PYD a déclaré la création de trois cantons autonomes dans le Nord de la Syrie : le canton de Jazira (la moitié nord du gouvernorat de Hassakeh), le canton de Kobané (une enclave kurde au nord-est d’Alep, centrée autour de la ville de Kobané / Ain el-Arab) et le canton de Afrin (une autre enclave kurde au nord-ouest d’Alep). La population de ces trois zones oscille autour d’un million et demi de personnes. Chaque canton s’est doté d’une structure administrative élaborée, avec des commissions pour la Défense, la Santé, l’Éducation, le Travail et les Affaires Sociales, etc., informellement appelées « ministères ». Au niveau local, chaque ville et chaque village a un comité dénommé Maison du Peuple (beit al-shaab / mala gal) qui est chargé de l’administration locale. Dans les villes, un Comité pour l’Assistance (majlis ighathi) et un Comité de Santé (majlis sahhi) gèrent respectivement la distribution de l’aide humanitaire de provenance diverse et les questions de santé publique, notamment les premiers secours pour les blessés de guerre.
Derrière cette façade organisationnelle se cache pourtant une situation plus complexe. La plupart des structures publiques – centres de santé, écoles, hôpitaux – sont encore partiellement gérées par le régime syrien. Les ressources financières du PYD sont insuffisantes pour assurer les dépenses de l’administration publique et les salaires des fonctionnaires arrivent toujours de Damas. Les hôpitaux reçoivent encore de petites quantités de médicaments et de matériel médical du Ministère de la Santé syrien ; il s’agit souvent de donations de l’Organisation Mondiale de la Santé. Les responsables des structures publiques doivent donc jongler entre deux responsables : la hiérarchie ministérielle du régime et l’administration autonome du PYD. Leurs exigences différentes créent parfois des tensions.
Par exemple, en novembre 2012, le PYD a décidé d’introduire l’enseignement de la langue kurde dans les écoles. Le Ministère de l’Éducation syrien a condamné cette initiative et a fermé temporairement les écoles concernées. Plusieurs enseignants ont été licenciés pour avoir enseigné le kurde dans une école publique. Néanmoins, nombre d’entre eux ont continué leurs cours en tant que bénévoles. L’administration du canton Jazira prépare de nouveaux textes d’enseignement du kurde pour l’année scolaire 2014/2015. Les directeurs des écoles locales collaborent en cachette à l’initiative ou sont obligés de l’accepter. Le régime syrien lui-même, dans un effort pour regagner le soutien d’au moins une partie de la population kurde, a proposé en décembre 2013 d’introduire l’enseignement de la langue kurde dans les universités.
Le chevauchement de différentes autorités, ou l’absence d’une autorité bien définie, est visible aussi dans d’autres secteurs. Ainsi, le PYD a introduit un nouveau système judiciaire avec deux niveaux de jugement (ordinaire et d’assises) et a entrepris une réforme de la loi syrienne. Ce processus a engendré de la confusion et plusieurs experts légaux divergent sur les lois applicables en ce moment. Dans plusieurs districts en revanche, les bureaux du cadastre fonctionnent toujours et les contrats de bail sont enregistrés selon les modèles habituels de l’État syrien. Les permis pour lancer une activité commerciale ou une clinique privée sont approuvés par les comités locaux et les forces de sécurités kurdes, mais les pharmaciens, les ingénieurs et les médecins ont toujours besoin d’un diplôme et d’une licence reconnus par le régime central avant de pouvoir exercer leur profession. Pour les voitures, deux systèmes parallèles sont en place : les vieux modèles continuent à circuler avec les plaques syriennes, tandis que les nouvelles voitures sont enregistrées avec un nouveau type de plaque, produit localement, avec une double écriture en arabe et en kurde.
Quelle que soit l’administration qui contrôle les services publics, la qualité de ces derniers a fortement diminué par rapport à l’année 2010, y compris dans les zones qui n’ont pas été directement touchées par la guerre. De nombreux médecins, infirmiers et professeurs sont en effet partis vers Damas et la côte ou ont abandonné le pays. La plupart des dispensaires dans les villages ruraux ont été fermés. Parmi les quatre hôpitaux publics du gouvernorat de Hassakeh, un a été partiellement détruit et deux fonctionnent avec une capacité réduite. Une grande partie de la population civile est obligée de recourir au secteur privé, y compris pour des opérations simples comme la fixation d’une fracture ou une césarienne. Dans le canton de Kobané la situation est encore pire : il n’y a aucun hôpital public, seulement deux petits hôpitaux privés.
Le PYD / YPG : d’une position de troisième force à un bastion contre l’État Islamique
Dans le cadre général de la crise syrienne, le PYD avec son bras armé le YPG a occupé dès le début une position particulière. En 2012 et 2013, la dynamique principale du conflit a été le conflit armé entre le régime et l’opposition arabe. Le PYD / YPG a constitué une sorte de troisième camp aux marges de cette confrontation. D’une part, son entente froide avec le régime syrien lui a permis d’éviter les bombardements et la répression étatique et de maintenir ouverte la liaison aérienne avec les zones centrales et côtières de la Syrie. D’autre part, la distance et le manque de confiance avec l’opposition arabe ne se sont traduits en conflit ouvert que dans certaines zones de population mixte arabe-kurde. Mais depuis l’automne 2013, l’État Islamique s’est révélé être un adversaire réel et obstiné du PYD / YPG.
Après une accalmie temporaire durant la première moitié de 2014, l’EI a repris ses attaques à l’été. Ses extraordinaires conquêtes en Irak, notamment la prise de Mossoul et Tikrit, lui ont permis de se renforcer en armement, fonds et nouvelles recrues. En juillet 2014, l’EI a lancé une violente offensive contre le canton de Kobané et a avancé sur plusieurs villages kurdes avant d’être repoussé. En septembre 2014, une deuxième offensive a renforcé ultérieurement l’encerclement militaire de l’enclave kurde, mais la percée est actuellement enlisée devant la ville de Kobané.
Dans le nord-est de la Syrie, l’EI a fortement étendu sa zone d’influence aux dépens de l’opposition arabe (Deir ez-Zor) et du régime (Raqqa et Hassakeh) mais il n’a pas réussi à vaincre les défenses du YPG. Au contraire, après la retraite des Peshmerga (les forces militaires du Kurdistan irakien) face à l’EI au début d’août 2014, le YPG est intervenu en Irak, où il a joué un rôle décisif en rompant le siège des monts Sinjar, et a établi son contrôle sur un long secteur de la frontière syro-irakienne.
La solidité du YPG est liée à plusieurs facteurs. Deux ans de conflit armé, d’abord contre plusieurs groupes d’opposition arabe, puis contre l’État Islamique, lui ont permis de connaître ses adversaires et d’améliorer ses capacités militaires. La série des succès militaires obtenus en 2013 a renforcé son moral. De plus, la plupart des positions-clés dans le YPG sont occupé par des vétérans du PKK, d’origine syrienne ou turque, avec des décennies d’expérience de guérilla contre l’armée turque. Si les revers contre l’EI à Kobané ont montré certaines limites du YPG dans ce territoire encerclé, ils lui ont permis en même temps de relancer le recrutement de volontaires kurdes en Turquie et d’obtenir un soutien indirect, sous forme de frappes aériennes, de la coalition occidentale.
Le régime syrien et le PYD : alliés tactiques, adversaires stratégiques ?
Malgré les apparences, les relations entre le PYD / YPG et le régime syrien sont complexes et en évolution permanente. Ces deux acteurs politico-militaires se comportent au même moment comme des alliés tactiques et des adversaires stratégiques. Pour le moment, les Kurdes ne peuvent pas prendre le risque d’un conflit ouvert contre le régime, avec les inévitables bombardements aériens qui briseraient la stabilité et les infrastructures de leurs régions. Pour sa part, le régime ne peut pas se permettre d’ouvrir un nouveau front qui contredirait sa rhétorique propagandiste basée sur une « victoire imminente » et sur la « protection des minorités ». Mais dans des conversations privées, plusieurs membres du PYD admettent que le régime syrien ne reconnaîtra jamais l’autonomie et les droits nationaux des Kurdes, et que s’il arrivait à gagner la guerre contre l’opposition arabe et l’État Islamique, tôt ou tard il voudrait reprendre aussi le contrôle des trois cantons.
Plusieurs signaux durant les derniers mois confirment cette divergence stratégique. Le PYD a dénoncé les élections présidentielles du 3 juin 2014 et a empêché le vote dans les zones sous son contrôle. Le régime a refusé d’inscrire les droits de la minorité kurde dans la Constitution et de nommer un gouverneur kurde à Hassakeh. Il y a eu plusieurs accrochages faisant des morts et des blessés entre des milices pro-régime et les forces kurdes dans les rues de Qamishli et Hassakeh. De plus, si d’un côté le PYD / YPG n’a jamais attaqué directement le régime, il n’a pas non plus remis au régime les zones qu’il a prises à l’opposition arabe. Le régime syrien a perdu une série de bases militaires dans les gouvernorats de Raqqa et Hassakeh ; l’aéroport militaire de Deir ez-Zor est menacé ; sa capacité de projeter sa force militaire dans le nord-est de la Syrie décline.
Dans cette situation dynamique, le PYD s’efforce de toutes les façons possibles d’obtenir le soutien et la reconnaissance de la communauté internationale qui lui ont manqués jusqu’à présent. L’hostilité de la Turquie, du Kurdistan irakien et de l’opposition syrienne l’a maintenu durant les trois dernières années dans une sorte d’isolement diplomatique. Une délégation de haut niveau du PYD a fait une tournée des capitales européennes en mai et juin 2014. L’arrivé de milliers de réfugiés irakiens dans le district de Al-Malkiyeh / Derek en août 2014 a permis aux autorités du PYD d’ouvrir un canal direct de communication avec les Nations Unies et la Croix Rouge Internationale pour l’envoi de l’aide humanitaire. Un obstacle majeur à des relations plus étroites avec les gouvernements occidentaux est constitué par la présence du PKK dans la liste des organisations terroristes internationales ; mais selon certains responsables du PYD, des négociations pour le retrait de cette inscription seraient déjà en cours. L’élection d’Erdogan comme président de la République en Turquie en août 2014 devrait le rassurer sur la solidité de son pouvoir et pourrait l’encourager à relancer le processus de paix avec le PKK. Cela faciliterait un rapprochement entre PYD / YPG d’un côté et Kurdistan irakien, opposition syrienne et pays occidentaux de l’autre. D’ailleurs, dans leur quête d’alliés sur le terrain pour leur campagne militaire contre l’EI, les Etats-Unis auront du mal à ignorer le fait que le YPG est le seul groupe armé syrien à avoir récemment gagné plusieurs batailles contre l’EI.
Un avenir incertain pour l’autonomie kurde et pour la Syrie
In fine, la question principale pour les Kurdes syriens est l’avenir de leur embryon d’autonomie régionale. Est-ce un feu de paille, destiné à s’éteindre après un retour en force du gouvernement central ? Est-ce plutôt le premier pas d’un long parcours vers une réelle autonomie, voire une indépendance, selon le modèle du Kurdistan irakien ? Il est trop tôt pour donner une réponse, mais les tendances actuelles jouent potentiellement en faveur des Kurdes.
Si, entre septembre 2013 et mai 2014, le régime syrien semblait se redresser progressivement et il n’était plus impossible d’imaginer sa reconquête totale du pays, la chute de Mosul et l’avancée foudroyante de l’État Islamique ont bouleversé la situation géopolitique de la région. L’Irak et la Syrie naviguent désormais vers une direction inconnue. Un exemple évident : en mai 2014, après sa victoire partielle aux élections parlementaires, le premier ministre irakien Nouri al-Maliki semblait destiné à rester pour encore cinq ans au pouvoir ; il n’aura fallu que trois mois pour qu’il soit écarté et qu’il laisse la place à une tentative de gouvernement d’unité nationale.
Le même type de compromis, avec un changement au sommet de l’État et un partage du pouvoir entre forces pro-régime, opposition arabe et forces kurdes, pourrait être en Syrie également la seule solution pour former un front compact contre l’État Islamique et trouver une voie de sortie de la guerre civile. Dans ce scénario, le PYD / YPG pourrait profiter de l’occasion pour négocier ses conditions et obtenir une reconnaissance à niveau national et international de son contrôle sur les régions kurdes et un certain degré d’autonomie pour les trois cantons.
* Francesco DESOLI vit et travaille au Moyen Orient.
Arabisant, il s’intéresse depuis 2012 à la crise syrienne.
Il collabore avec le réseau Focus on Syria.
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Cet article a été publié en italien en septembre 2014 dans la revue Limes – Rivista italiana di geopolitica, volume 9/14 (« Le maschere del califfo »).