Suite à la victoire remporté par la diplomatie russe sur le bellicisme de la France et des Etats-Unis, au lendemain de « l’attaque chimique de trop » du 21 août 2013 sur la Ghouta de Damas, Bachar al-Assad avait donné pour consigne à sa propagande de reprendre partout et sur tous les tons le refrain connu : « On a gagné, on a gagné »… Grâce à la fermeté de ses parrains, protecteurs et mentors moscovites, il avait simplement reporté les échéances de quelque temps. Sa victoire se résumait à la possibilité qui lui était offerte, moyennant son engagement à livrer l’intégralité des armes chimiques qu’il avait toujours nié détenir, d’éviter des frappes sanctions et de prévenir provisoirement un ébranlement supplémentaire de son pouvoir.
Utilisant tous les autres moyens à sa disposition, son armée a profité de l’abattement provoqué dans les rangs des révolutionnaires et des combattants par le reniement de Barak Obama et par l’incapacité de la France à s’engager seule dans l’opération militaire qu’ils appelaient de leurs vœux. Certes, elle a remporté ici et là quelques succès… qu’elle a davantage claironnés que les revers qu’elle subissait ailleurs au même moment. Mais elle n’a nullement renversé le rapport des forces et elle n’a effectué aucune percée décisive sur le terrain. Elle n’a pas profité d’un recours désormais massif à des mercenaires chiites en provenance de plusieurs pays, auxquels des recruteurs iraniens faisaient croire que les lieux attachés au souvenir de la famille d’Ali étaient en danger en Syrie et qu’ils devaient s’engager dans ce qui s’apparentait davantage à une « croisade » contre les sunnites qu’à un djihad pour défendre l’islam. Elle ne profite guère davantage aujourd’hui des combats de diversion dans lesquels les agissements de « Da’ech » ont contraint les autres groupes armés à s’engager dans le nord de la Syrie.
Ces chants de victoire ont évidemment inspiré une quantité d’articles, dont les signataires, journalistes ou universitaires, ont hésité entre l’interrogation prudente, le recours au conditionnel et l’affirmation d’un état de fait présent ou imminent. Leurs auteurs étaient encore parfois autorisés par le régime à effectuer des visites dans un pays qui – sauf circonstances exceptionnelles dont ses dirigeants entendent tirer parti – n’ouvre volontiers ses portes, depuis le début de la « révolution contre Bachar al-Assad », que devant ceux qu’il considère comme des alliés, des partisans ou des amis.
A l’approche de la Conférence de « Genève 2 », Bachar al-Assad s’est soudain montré moins sûr de son fait. Dans une interview à l’AFP, le 20 janvier, il a en effet déclaré : « Nous pouvons dire que nous réalisons des progrès dans la lutte antiterroriste. Mais cela ne signifie pas que la victoire est imminente »… De fait, il n’était pas dans son intérêt d’entonner déjà le péan. D’une part, parce que ce chant ne correspond à aucune réalité incontestable sur le terrain. D’autre part, parce que l’état de son armée est loin d’être aussi satisfaisant qu’il cherche à le faire croire. Enfin, parce qu’une victoire trop rapide sur les « terroristes » qu’il prétend combattre en bombardant des villes peuplées de civils et en torturant des activistes jusqu’à la mort risque de le démonétiser. Elle lui ôterait toute utilité aux yeux de ses ennemis extérieurs, les amis du peuple syrien, dans la seule lutte susceptible d’atténuer leur hostilité à son endroit et de les amener à voir en lui un allié ponctuel : la guerre contre l’islamisme radical.
Sa prudence est également alimentée, au moment où la communauté internationale fait mine de vouloir imposer aux parties en présence la recherche d’une issue négociée à la crise, par la crainte de voir le mouvement des défections qui a ralenti sans jamais s’interrompre, s’intensifier et concerner certains membres importants de son entourage.
Bachar al-Assad est bien placé pour connaître le degré de solidité de son régime. Celui-ci offre les apparences d’une forteresse imprenable, mais celle-ci pourrait se révéler, comme dans certains pays de l’ancienne Europe de l’Est, beaucoup plus fragile qu’escomptée. Il sait que, si les désertions ont été peu nombreuses parmi les très hauts responsables politiques, militaires et sécuritaires, leur décision de rester à leur poste à ses côtés et de continuer à assumer les devoirs de leur tâche a souvent été un choix par défaut. En réalité, il a fait et il continue de faire tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas leur laisser d’autre choix.
Au cours des trois années écoulées, il a impliqué le maximum d’entre eux, militaires et civils, dans la répression ou dans son financement. Il leur a ainsi rendu impossible la fuite en direction de pays qui s’empresseraient de les arrêter, et éventuellement de les traduire devant une cour de justice pour crimes contre l’humanité. Il a fait en sorte d’attiser les haines et les peurs entre membres des différentes confessions religieuses, pour interdire aux membres et aux responsables de sa communauté d’origine, les Alaouites, d’envisager un autre avenir pour eux-mêmes et la Syrie que son maintien indéfini à la tête de la « Syrie des al-Assad ». Par crainte que cela ne les dissuade pas tous, il fait constamment planer sur eux, en prenant leurs proches et leurs biens en otage, toutes sortes de menaces.
Le spectacle offert par la délégation du régime syrien à Montreux, au premier jour de la Conférence de Genève 2, est de ce point de vue instructif. Lors de leurs déplacements – extrêmement limités… – à l’intérieur de leur hôtel et en direction du Centre de Congrès, ses membres sont constamment restés entourés d’un double cordon de sécurité. Le premier, composé d’agents du pays hôte, avait pour mission d’écarter les curieux, les journalistes ou les membres des autres délégations tentés de s’approcher pour nouer le dialogue. Le second, composé d’agents des moukhabarat, avait tout à la fois pour fonction de pallier aux éventuelles failles du dispositif suisse… et d’empêcher qu’une brebis s’écarte du troupeau pour tenter de faire désertion. C’est du moins l’impression d’observateurs qui remarquent que, par l’est du lac, la frontière française n’est qu’à une demi-heure de route du lieu de la conférence et qu’aucune force de police n’y stationne en permanence.
La possibilité de défection de la part de tel ou « telle » membre de cette délégation n’est pas à écarter d’un revers de main. Certains sont détenteurs de secrets susceptibles d’intéresser des Etats au point de les inciter à fermer les yeux sur leur passé et à leur ouvrir les bras. Comme le suggère le déroulement de leur carrière, dans un système où l’allégeance au système prime sur les compétences, leur opportunisme peut à tout moment, s’il y va de leur intérêt, les amener à tourner casaque. Au plus fort des tensions et incertitudes provoquées en Syrie, au printemps 2005, par l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais Rafiq al-Hariri et le rapatriement accéléré des troupes d’occupation syrienne au Liban, l’une des personnalités aujourd’hui les plus en vue au sein de cette délégation avait déjà pris contact avec une ambassade européenne. Elle voulait s’informer de la possibilité de bénéficier de l’asile politique au cas où la situation dans son pays le nécessiterait…
Au cours des derniers mois, et alors que les Syriens ordinaires éprouvent des difficultés croissantes à obtenir des visas, un certain nombre de très hauts responsables syriens – dont au moins un membre de la délégation – sont parvenus à installer à l’étranger des membres de leur famille. C’est le cas du général à la retraite Mohammed Nasif « Abou Wa’el » Khayr Bek, conseiller du vice-président Farouq al-Chareh pour les questions de sécurité, dont la femme et les deux fils résideraient désormais à Washington. C’est le cas également du directeur de cabinet de Bachar al-Assad à la présidence de la République, Mohammed « Abou Salim » Daaboul, dont la petite-fille a demandé l’asile politique à New-York en même temps que son mari, un fils de l’ancien ministre de l’Information Mehdi Dakhallah. C’est le cas encore de la conseillère politique et médiatique de Bachar al-Assad, Bouthayna Chaaban, chef adjoint de la délégation du régime à Genève 2, dont la fille, qui vit aujourd’hui à Tampa avec son mari, espère obtenir au plus vite la nationalité américaine… pour en faire ultérieurement bénéficier sa mère.
Le 26 janvier, alors que les délégations de l’opposition et du régime s’étaient déplacées de Montreux à Genève et avaient entamé un difficile dialogue via le médiateur arabe et international Lakhdar Brahimi, le journal Al-Arab rapportait que, « craignant sa défection, Bachar al-Assad a placé la famille de Walid al-Moallem en résidence surveillée ». Selon une source réputée « proche de la famille du ministre », cette mesure concernait une grande partie de sa parentèle, soumise à des mesures sévères par les services de sécurité. Ils avaient reçu des « menaces indirectes » de la part des accompagnateurs censés les protéger, qui leur avaient indiqué qu’ils étaient « libres de se rendre où ils le voulaient, mais que, dans ce cas, aucune protection ne leur serait plus garantie » et que » les services compétents ne porteraient aucune responsabilité au cas où ils seraient confrontés à des problèmes ». Ses parents avaient évidemment compris qu’ils devaient, pour leur sécurité immédiate, s’abstenir de tout mouvement et renoncer à échapper au contrôle de leurs protecteurs. Informé de ce développement, Walid al-Moallem aurait refusé de présider la délégation du régime, lors de la première séance de dialogue directe, afin de manifester son mécontentement pour cette mesure de défiance à son endroit.
Il est évident que les tracasseries dont la famille al-Moallem est victime sont directement liées à la présence actuelle, à l’extérieur, du ministre des Affaires étrangères. Les autorités syriennes n’ignorent pas que le chef de leur diplomatie a depuis quelque mois transféré à l’extérieur de son pays l’essentiel de ses avoirs. Elles imaginent mieux que quiconque que cette opération, loin d’être une fin en soi, constitue le prélude à un possible – si ce n’est à un probable… – abandon de la Syrie, au cas où les circonstances l’exigeraient. Intervenant en temps ordinaire, une fuite de Walid al-Moallem serait aussi aisément surmontable que la défection de l’ancien premier ministre Riyad Hijab, qui a fui son pays, le 6 août 2012, soit deux mois jour pour jour après avoir été contraint d’accepter la fonction de chef du gouvernement. En revanche, intervenant durant les négociations, la désertion du ministre des Affaires étrangères s’apparenterait à celle de l’ancien porte-parole de son ministère, Jihad Maqdisi, qui s’est sauvé de Syrie en décembre 2012 pour en finir avec une propagande officielle qu’il était bien placé pour savoir totalement mensongère. Elle serait surtout calamiteuse pour le discours du régime, qu’il a longuement infligé aux délégations réunies à Montreux comme il en avait reçu consigne, mais dont il confirmerait ainsi qu’il ne correspond à aucune réalité.
La suspicion permanente, y compris à l’endroit de ses serviteurs les plus zélés est l’une des grandes caractéristiques du système syrien. Dans le cas présent, elle explique l’inclusion de Hicham al-Qadi, un homme sans la moindre des qualités requises par des négociations, dans l’équipe dite « technique » de la délégation. Cet individu n’est pas là uniquement pour servir celui auquel il doit tout. L’entrainant dans son sillage, Walid al-Moallem a en effet permis à celui qui n’était au départ que son chauffeur personnel de devenir d’abord le tout puissant gestionnaire de l’ambassade de Syrie aux Etats-Unis, puis de se comporter, lors de sa promotion à la tête des Affaires étrangères à Damas, en 2006, en véritable faiseur de rois. Hicham al-Qadi a en effet compensé son manque d’éducation et de compétences diplomatiques par l’établissement de relations de coopération étroite avec les services de renseignements. En décembre 2011, il avait ainsi acheté pour leur compte les téléphones mobiles utilisés par « les terroristes » lors des tout premiers attentats de Damas. Si c’est Walid al-Moallem qui a émis le souhait de l’avoir encore une fois à son côté, les moukhabarat y ont d’autant plus volontiers consenti qu’ils savaient pouvoir compter sur lui pour suivre de près les agissements, les propos, les contacts et les déplacements des membres des deux délégations, la délégation politique et la délégation technique, et en premier lieu de son principal bienfaiteur.
On pourrait faire les mêmes observations s’agissant d’Ahmed Nabil al-Kozbari, qui n’aurait certainement pas accédé à l’Assemblée du Peuple, lors des législatives du mois de mai 2012, sans le soutien jamais gratuit des services de renseignements. Il avait été admis grâce à eux sur une courte liste de trois membres, la liste Al-Fayha, dont les deux autres candidats… eux aussi élus, bien évidemment, n’étaient autres que les hommes d’affaires Mohammed Hamcho, homme de paille de Maher al-Assad, et Samer al-Debs, ancien président de la Chambre d’Industrie de la capitale et proche de Bachar al-Assad. Certes, Ahmed al-Kozbari est avocat. Mais il est surtout – et ceci explique sans doute cela – lointainement apparenté à Walid al-Moallem. Son frère Bassam est en effet marié à la sœur de l’épouse du ministre des Affaires étrangères. En le plaçant en tête de liste des membres de la « délégation technique », les responsables syriens ont voulu dissimuler sa véritable mission et faire croire que la représentation populaire était d’une certaine manière associée aux pourparlers avec l’opposition.
Toujours présente à l’esprit des hauts responsables de la sécurité, la crainte de nouvelles défections a été attisée par la récente révélation, par des responsables américains, que « les Etats-Unis ont reçu des messages de membres du régime syrien désireux de trouver une sortie » à la crise. Il s’agirait, selon un porte-parole officiel du Département d’Etat, « d’éléments à l’intérieur du régime, parmi ses partisans, qui aspirent à une solution pacifique ». Il a fait mention de « messages nombreux et répétés de personnes qui, à l’intérieur, veulent un moyen d’en sortir ». Et il a rappelé que, par crainte de provoquer un surcroît de mécontentement au sein de la base sociale à laquelle le régime fait appel en priorité pour la répression, c’est-à-dire la communauté alaouite, celui-ci retarde désormais au maximum la restitution des cadavres des soldats, agents des services de renseignements, chabbiha et autres mercenaires, tombés au combat. Leurs funérailles, parfois, offrent l’opportunité à la population de manifester sa réprobation pour la stratégie du régime.
Certes, tous les déserteurs n’emportent pas avec aux autant de bombes médiatiques que le surnommé « César ». Publiées le même jour que l’entretien de Bachar al-Assad à l’AFP, les révélations de ce policier, documentées par les photos de 11 000 détenus torturés jusqu’à la mort dans la prison à laquelle il avait été affecté, ont permis à la communauté internationale de constater que le « timide fils à papa » était devenu le « boucher de Damas » et que la Syrie de Bachar al-Assad restait bien « l’Etat de barbarie » dont la dénonciation a jadis coûté la vie au chercheur Michel Seurat. Elles ont aussi apporté de l’eau au moulin de la délégation de l’opposition à Montreux dans sa dénonciation de la violence d’un régime prêt à tout pour se maintenir, quoi qu’il en soit de la volonté des Syriens.
En tout état de cause, les secrets que Walid al-Moallem pourrait emporter avec lui, au cas où il aurait le courage de prendre ses distances avec le système qu’il sert sans état d’âme depuis un demi-siècle, sont des secrets de polichinelle. L’intéressé n’ayant jamais compté parmi les conseillers de Bachar al-Assad et encore moins parmi les décideurs, il ne pourrait que confirmer ce que constatent déjà, à Genève, ceux qui n’ont pas la mémoire des lassantes négociations de paix entre Syriens et Israéliens : que le régime ne négocie pas pour aboutir et trouver des solutions, et qu’il ne prend pas des engagements pour les mettre en oeuvre, mais pour faire durer les choses et gagner le maximum de temps.