Il n’est pas nécessaire de savoir « lire les tasses », un passe-temps très prisé en Syrie, pour annoncer que la conférence qui s’ouvrira à Montreux (Suisse), le 22 janvier, ne débouchera pas sur de véritables négociations entre l’opposition et le régime en place à Damas. Si elles se rendent ensuite à Genève, le 24 janvier, dans le meilleur des cas, les deux délégations parleront peut-être entre elles. Elles échangeront plus vraisemblablement des mots et des phrases, peut-être des propositions et des idées, par l’intermédiaire d’un « honnête courtier », comme on disait au temps où l’on croyait encore aux pourparlers de paix entre Palestiniens et Israéliens. Mais elles entretiendront un dialogue de sourds.
Les attentes et les ambitions des deux parties se situent en effet aux antipodes et elles sont inconciliables.
L’opposition syrienne, toutes tendances confondues, espère que le conflit déclenché par l’option strictement sécuritaire mise en œuvre par le régime depuis mars 2011 puisse déboucher sur un changement de système politique en Syrie, en dépit de la violence générée dans une grande partie du pays par la sauvagerie de la répression. Les caractéristiques du nouveau système que les révolutionnaires et les opposants appellent de leurs vœux et dont ils continuent de préparer l’instauration dans des conditions extrêmement difficiles et périlleuses – un Etat démocratique, « civil », pluraliste, égalitaire, respectueux des libertés et des droits de l’homme… – ont été à de multiples reprises réaffirmées.
Le régime Assad n’entend pas se laisser faire
De son côté, le régime n’entend pas se laisser faire. Bachar Al-Assad, qui n’a surpris personne en déclarant que s’il voulait partir, il l’aurait fait depuis longtemps, ne cédera pas la moindre parcelle de l’autorité, des prérogatives et des ressources que son père s’était appropriées et qu’il lui a transmises en héritage. Conscient de la faiblesse de sa légitimité comme du caractère purement incantatoire de son « nationalisme » et de sa « résistance », auxquels les Syriens ne croient plus, il ne peut se permettre aucune concession, ni aucune véritable ouverture. Il ne peut autoriser l’apparition en Syrie d’un jeu politique ouvert et concurrentiel qui ne serait plus contrôlé par ses moukhabarat. Il sait que les Syriens, qui ne l’auraient jamais choisi s’ils avaient eu leur mot à dire à la mort de son père en juin 2000, le renverraient à ses études en se prononçant majoritairement contre lui.
A l’opposition qui parle d’ouverture et de changement, Bachar Al-Assad ne peut donc répondre que par une fermeture et une fermeté accrues.
En dépit d’un pronostic aussi désespérant, l’opposition syrienne se devait, comme elle l’a fait non sans peine, le 18 janvier, par la voix de la Coalition nationale des Forces de la révolution et de l’opposition syrienne, d’accepter l’invitation que lui avait adressée Ban Ki-moon. Elle devait le faire d’abord pour montrer qu’elle ne se laisse influencer, ni par les agissements, aussi criminels soient-ils, ni par les déclarations, aussi provocatrices soient-elles, par lesquels le régime tente, depuis que la date de la conférence a été fixée, de dissuader les révolutionnaires et les opposants de faire acte de présence.
Exacerber les haines et intensifier la violence
En lâchant des tonneaux d’explosifs sur Alep et Douma, en maintenant le blocus alimentaire d’Al-Ma’damiyeh ou du camp du Yarmouk, en laissant les groupes de djihadistes chiites venus au secours de son pouvoir chancelant se livrer à des crimes semblables à ceux de certains djihadistes sunnites, Bachar Al-Assad ne cherche pas uniquement à punir ceux qui se sont révoltés contre lui et qui continuent de lui crier « irhal » (« Dégage »). Il veut aussi exacerber les haines et intensifier la violence, afin de faire passer pour des traîtres aux yeux des révolutionnaires et des combattants les membres de leur camp prêts à entamer un dialogue politique avec les commanditaires de ces abominations.
En demandant aux ministres de son gouvernement de répéter à tout bout de champ qu’il sera candidat à sa propre succession en mai 2014 « puisque le peuple le veut » – comme si le régime baathiste avait un jour prêté l’oreille aux souhaits des Syriens… –, en les laissant déclarer que « ni Genève 2, ni Genève 3, ni Genève 10 ne résoudront la crise syrienne » et que « la solution a commencé et va continuer par le triomphe militaire de l’Etat », ou en les incitant à dire et à redire que « la lutte contre le terrorisme est à la fois l’unique sujet et la condition essentielle à l’entame d’une démarche politique de règlement de la crise en Syrie », Bachar Al-Assad joue délibérément la provocation.
En réalité, le régime est au moins aussi inquiet que l’opposition de ce qui pourrait déboucher de la conférence de Genève. Alors que l’opposition n’a rien à perdre puisqu’elle n’a rien entre les mains, et qu’elle peut donc espérer gagner quelque chose… si elle est résolue à se battre et qu’elle s’y prend bien, Bachar Al-Assad, lui, sait que tout compromis se fera à ses dépens. S’il tente de faire croire à tout le monde que rien n’est plus urgent que de lutter contre le terrorisme, c’est pour détourner les attentions de ce qui reste malgré tout, à ce jour, la référence de base de la conférence.
« Structure dotée des pleins pouvoirs exécutifs »
Il s’agit, comme la convocation de Ban Ki-moon l’a rappelé, du texte du communiqué de « Genève 1 ». Il prévoit la « mise en place d’une structure de gouvernement d’union nationale dotée des pleins pouvoirs exécutifs ». Or, ces pleins pouvoirs devront nécessairement être pris et retirés à ceux qui en disposent aujourd’hui, c’est-à-dire à Bachar Al-Assad et à son régime. Cette éventualité est pour lui très inquiétante. Il est donc prêt à tout faire pour que les opposants renoncent à être présents et laissent leurs chaises vides. Ils donneront ainsi à penser qu’ils ne sont plus demandeurs d’une solution politique. Et ils l’autoriseront à déclarer que la question du gouvernement d’union nationale ne se pose plus.
S’ils agissaient ainsi les opposants lui rendraient un immense service.
– Ils laisseraient d’abord ses représentants affirmer sans pouvoir les contredire que la seule question posée aujourd’hui par la situation en Syrie n’est pas le mode de fonctionnement du pouvoir. Elle n’est pas la participation des citoyens à la vie publique, ni la mauvaise répartition de la richesse nationale, ni la captation des ressources par une minorité de privilégiés et de corrompus, ni même la situation humanitaire… Elle est la présence sur le territoire syrien de groupes terroristes islamistes sunnites.
– En ne se présentant pas à Montreux, les opposants laisseraient ensuite les délégués du régime affirmer sans pouvoir les contredire que, au lieu de chercher à déstabiliser Bachar Al-Assad, les grandes nations elles aussi victimes du terrorisme islamique – des Etats-Unis à la Russie en passant par l’Europe et la Péninsule arabique… – doivent au contraire l’aider à se maintenir en place, pour lui permettre de lutter à leur profit commun contre un phénomène qui les menace tous.
Ils les laisseraient déclarer sans être contredits que, n’ayant rien à voir dans le développement de cette terrible menace venue de l’extérieur – et non pas de ses prisons comme certaines mauvaises langues ne cessent de le colporter… –, le régime syrien est déjà engagé dans une véritable guerre contre le terrorisme. Ils les laisseraient prétendre sans être contredits que c’est uniquement pour éradiquer ce fléau, que le pouvoir bombarde des quartiers au point de ne plus y laisser pierre sur pierre, qu’il chasse et pourchasse à travers tout le territoire des centaines de milliers de Syriens de tous âges, qu’il affame des villes entières et qu’il recourt tantôt aux missiles, tantôt aux gaz asphyxiants, tantôt à d’autres armes prohibées.
Le régime « joue » avec les différentes formes de terrorisme
– En laissant leurs chaises vides, les opposants perdraient l’occasion d’affirmer au contraire, preuves à l’appui, que ce n’est pas sur Bachar Al-Assad qu’il faut compter pour se battre en Syrie contre le terrorisme. Il ne l’a jamais fait et il ne le fera sérieusement jamais, puisque, quand il ne « fabrique » pas lui-même des djihadistes dans ses prisons ou qu’il ne les forme pas dans les casernes de sa Garde républicaine pour déstabiliser son environnement régional, il crée par une répression sans borne toutes les conditions de leur apparition. Ils lui ont permis, au cours des années écoulées, de freiner les velléités des Etats interventionnistes, de terrifier les minorités et les hésitants, et d’attaquer dans le dos les révolutionnaires qui se battent pour libérer leur pays de son occupation.
– En s’abstenant de participer, les opposants perdraient l’occasion de rappeler que le régime « joue » avec les différentes formes de terrorisme, qu’il s’agisse du terrorisme kurde avec le PKK contre la Turquie, ou du terrorisme islamique avec les moudjahidin envoyés en Irak ou poussés à rejoindre le Fath al-Islam au Liban.
Ils perdraient l’occasion d’affirmer que, en dépit de ses promesses, le régime continuera d’utiliser le terrorisme comme il le fait aujourd’hui, en Syrie même, contre la population, pour se cramponner au pouvoir parce qu’il y va de sa survie.
Ils perdraient l’occasion de montrer en revanche que ce sont les combattants de l’Armée syrienne libre, engagés désormais sur deux fronts, qui tentent de mettre un frein, à défaut d’avoir les moyens de mettre un terme, à l’expansion en Syrie de la menace djihadiste.
Ils perdraient l’occasion de dire au monde que, contrairement à ce que la presse rapporte, les « rebelles » ont moins le sentiment de s’être lancés contre Da’ech – l’Etat islamique d’Irak et du Levant – dans des luttes intestines faisant le jeu du pouvoir, que de se battre contre des « alliés objectifs » de Bachar Al-Assad, contre des hommes qui servent consciemment ou inconsciemment, directement ou indirectement, les intérêts du régime et dont l’affaiblissement, voire la disparition, sera pour lui une très mauvaise nouvelle.
Ils perdraient enfin l’occasion de redire que, bien que majoritairement musulmans, les Syriens descendus dans les rues il y a bientôt trois ans pour mettre fin à « l’Etat de barbarie » baathiste… ou assadien, avec son état d’urgence permanent et ses lois d’exception liberticides, ne sont pas disposés à se soumettre aveuglément aujourd’hui à des principes et des préceptes religieux appliqués par la force et sans discernement.
Une tribune très médiatisée pour l’opposition
– En ne siégeant pas à Montreux, l’opposition renoncerait finalement à utiliser la tribune la plus médiatisée à sa disposition depuis le début de la crise. Plus de 30 Etats et organisations internationales seront réunis dans la salle. La presse du monde entier sera à proximité pour couvrir l’événement. La délégation de l’opposition doit saisir cette opportunité. Si le pouvoir s’entête et refuse la base de la conférence rappelée plus haut, puisque c’est lui qui a tout à y perdre, l’opposition n’aura pas tout perdu, si elle n’a rien gagné, en exploitant au mieux de ses intérêts cette tribune extraordinaire.
Pour ce faire, la Coalition nationale, qui a été la seule destinataire de l’invitation, doit, à Montreux puis à Genève, tenir un même discours et parler d’une seule voix. Cette Coalition n’est pas parfaite, loin de là. Elle est traversée par des courants et elle a connu, y compris au cours des dernières semaines, des luttes d’influence dont les acteurs ne sortent certainement pas grandis. Elle a été reconnue malgré tout comme la représentante légitime de l’opposition par plus d’une centaine d’Etats. Ils avaient besoin d’un interlocuteur unique. Il n’existait, ni à l’intérieur ni à l’extérieur, un regroupement d’opposants plus large et plus diversifié, capable de représenter et d’exprimer les revendications des forces de la révolution et de l’opposition syrienne.
– La délégation qu’elle constituera devra rappeler en préambule qu’elle n’a jamais dirigé, qu’elle ne dirige pas et qu’elle ne dirigera jamais la révolution, parce que « le peuple syrien connaît son chemin ». Elle est simplement au service de la révolution, dont elle assume la responsabilité historique de porter le message au monde extérieur.
– Elle ne devra pas avoir d’autre ambition, en s’asseyant à la table de la conférence, que de convaincre les citoyens et les gouvernements des Etats démocratiques… et si possible des autres,
que la révolution syrienne est un mouvement de libération légitime
que les moyens que cette révolution emploie sont également légitimes
que cette révolution se voulait pacifique mais qu’elle a été contrainte de s’armer, pour défendre les populations d’abord, pour hâter la fin de leurs souffrances ensuite,
que cette révolution a certainement commis des erreurs, mais qu’elle n’a pas renoncé et qu’elle ne renoncera pas à faire des Syriens des citoyens libres, conscients de leurs devoirs et de leurs droits dans une nouvelle Syrie démocratique,
et que les premières conditions de ce changement sont la mise à l’écart du pouvoir de Bachar Al-Assad, disqualifié par la violence de sa réponse à des aspirations politiques qu’il a finalement été contraint de reconnaître lui aussi légitimes, et le démantèlement du système sécuritaire sur lequel il s’appuie pour imposer indéfiniment sa présence à la population.
La moins mauvaise des solutions
– Elle devra donner l’image de l’extrême variété, et donc de l’extrême richesse de la société syrienne, faite d’ethnies, de religions et de communautés différentes. Ce faisant, elle montrera à ceux qui en doutent que la révolution n’est ni musulmane sunnite, ni confessionnelle, ni sectaire, mais qu’elle est syrienne, et que, s’il est vrai que certains fanatiques tentent aujourd’hui d’imposer aux habitants des régions qu’ils contrôlent par les armes un modèle de vie ou un type de société, la révolte actuelle de ces mêmes habitants atteste de leur conscience et de leur volonté de choisir eux-mêmes leur existence et leur destin.
– Elle devra accueillir dans ses rangs des hommes, mais aussi des femmes… un « détail » auquel tous les Etats libres sont aujourd’hui sensibles, même quand ils peinent à mettre en œuvre le principe d’égalité qu’ils réclament de leurs interlocuteurs. Ces hommes et ces femmes, d’ethnies et de confessions différentes, devront appartenir également à des courants politiques variés, afin de montrer que l’aspiration à la démocratie n’est pas l’exclusivité d’un parti, d’un mouvement ou d’un rassemblement, mais qu’elle est partagée par l’ensemble de l’échiquier politique, de la gauche à la droite, des socialistes aux libéraux, des Frères musulmans aux laïcs.
– Elle devra faire place à au moins un représentant de l’Armée libre et, si elle est capable de les convaincre, d’un représentant également des autres factions dont l’utilisation du drapeau dit « de l’indépendance » traduit l’adhésion à une Syrie démocratique et leur refus de voir la Syrie devenir un état islamique sans la consultation et l’aval préalable de l’ensemble de sa population. Leur présence exprimera la disposition des combattants au service des idéaux de la révolution à mettre en œuvre les décisions politiques qui pourraient résulter des négociations.
– Elle devra également tenir le langage et utiliser les mots qui permettront à ses auditeurs arabes et non arabes, non seulement de comprendre son message, mais de sympathiser avec ceux qui le portent. Cela implique de renoncer aux formules agressives et aux invectives, qui apportent des satisfactions ponctuelles à ceux qui y ont recours, mais qui ont aussi pour effet de renforcer dans leur hostilité à leur égard, ceux qu’ils doivent ambitionner de gagner à leur cause.
– Elle devra enfin – cela va sans dire, mais cela va quand même mieux en le disant… – rendre compte au plus vite aux Syriens dont elle aura été la voix de ce qu’elle aura fait et des résultats de sa participation. Seule la transparence lui permettra d’échapper aux accusations de ceux qui, en Syrie, considèrent comme une trahison de s’engager dans un processus de négociation avec un régime agrippé au pouvoir, au point d’avoir tué sans doute à ce jour autour d’un demi-million d’hommes, de femmes et d’enfants. Ils se laisseront peut-être convaincre que si aller à Montreux, et ensuite à Genève, n’est pas encore une fois « une bonne solution », elle est quand même sans doute, en raison des opportunités qu’elle offre à la révolution de dire ce qu’elle est, la moins mauvaise des solutions.
Avant de se décider, la Coalition réclamait que des garanties lui soient données. Elle s’y rendra finalement sans les avoir obtenues. Elle devra donc s’inspirer des combattants de l’Armée libre qui, lorsqu’ils partent pour le front, savent n’avoir pas d’autres garanties de vaincre ou de rester en vie que leur volonté, leur courage et leur solidarité.