LES ÉCHOS DE L’AGORA Les récentes funérailles du patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, Ignace IV Hazim, célébrées à Beyrouth posent une grande question quant au sens précis de la présence chrétienne au Levant; mais aussi de la vraie mission de ce Liban message dont tout le monde se gargarise sans trop s’attarder sur le contenu même du message.
Loin de toute polémique autour de détails protocolaires qui ont pu irriter les uns ou exalter les autres, l’image de la cérémonie était chargée en significations ecclésiologiques, culturelles mais aussi stratégiques.
Autour de la dépouille du prélat défunt, toute la communion de l’orthodoxie était là en la personne de chefs d’Église ou de leurs représentants aux côtés du premier d’entre eux, l’archevêque de Constantinople et patriarche œcuménique. Leur faisant face, le représentant personnel du pape, évêque de Rome, premier en dignité des évêques du monde, entouré des chefs des Églises orientales en union avec le siège romain. Le Liban officiel participait à cette cérémonie œcuménique en la personne du président de la République entouré des plus hauts dignitaires de l’État. Le petit Liban, saigné à blanc par l’interminable crise politique, avait repris un dernier souffle pour montrer au monde une image sereine, celle de ce vivre-ensemble qui est sa raison d’être. Tel est le contenu du message du Liban: vivre ensemble et non seulement coexister. La coexistence concerne le voisinage de deux collectivités ou plus. Quant au vivre-ensemble, il implique l’interpénétration profonde des individus-citoyens entre eux. On n’insistera jamais suffisamment sur l’enjeu que constitue l’individu dans cet Orient mis à mal par les pires régimes dictatoriaux ainsi que par les idéologies totalisantes religieuses ou profanes.
Durant toute la cérémonie, on a beaucoup entendu le nom de la ville d’Antioche dont le prélat défunt était, de plein droit, l’évêque titulaire. Parce qu’il était l’évêque d’Antioche, capitale de l’ancien diocèse civil du Levant ou Orient, il présidait d’office le synode des évêques de cet ancien diocèse romain au titre de patriarche d’Antioche et de tout l’Orient. Mais qui aujourd’hui se souvient de la ville d’Antioche, de ce qu’elle fut jadis? Il suffit de lire la description que fait Libanios (Ve siècle) de sa ville natale qu’il aimait tant. À quinze siècles de distance, on a le sentiment de lire une description de Beyrouth, de la douceur de son mode de vie, de son mélange incroyable des cultures et des genres à l’image des grandes villes de l’Orient ottoman. Mais le XX° siècle et ses tragédies politiques ont mis fin au cosmopolitisme de Smyrne, de Thessalonique, d’Alexandrie, d’Antioche, de Constantinople. Les violences syriennes sont en train de démolir systématiquement tout le tissu métropolitain d’Alep, de Damas, de Homs, etc. Reste encore Beyrouth comme ultime phare de ce vieux cosmopolitisme venu du fond des âges, héritage survivant de ce que fut le pluralisme dans les métropoles hellénistiques: Antioche-sur-l’Oronte, Laodicée (Lattaquieh), Apamée, Tyr, Césarée de Philippe (Baniyas) et Césarée de Gaza, Philippopolis (al-Souweida), etc.
Tout le faste romano-byzantin des funérailles du patriarche Ignace illustrèrent le fait culturel de ce petit Liban comme ultime refuge du cosmpolitisme ou le «dernier lampion de Byzance», comme l’appelle Camille Aboussouan. Le Liban a ainsi montré qu’il se trouve à l’avant-poste de l’Euro-Méditerranée et qu’il n’était pas de simples confins maritimes de l’Eurasie comme on cherche à le lui imposer par la force.
Euro-Méditerranée sur la rive ouest de l’Euphrate ou Eurasie sur sa rive est? Le centre stratégique du Levant se trouve-t-il en Méditerranée ou sur les hauts plateaux iraniens et au cœur des steppes de l’Asie centrale? Tel semble être l’enjeu géopolitique majeur des événements de Syrie. Le décès du patriarche Ignace d’Antioche fut l’occasion de se poser une telle question qui pourrait jouer un rôle non négligeable dans le choix de son successeur, étant donné l’importance numérique des fidèles de l’orthodoxie en Syrie.
Mais ces funérailles furent peut-être surtout un témoignage de quelque chose de fondamental quant au sort de ces chrétientés orientales qu’on fait paniquer en agitant l’épouvantail de l’islamisme sanguinaire. La grandeur paisible de la cérémonie a démontré, sauf aux yeux des aveugles et aux oreilles des sourds, combien la stabilité du Liban est vitale pour ces chrétientés. Ces groupes humains n’ont nul besoin d’un dictateur tyrannique pour les protéger. La loi les protège, le respect de la règle du droit les protège, la dynamique démocratique assure leur survie. Ces chrétientés sont des églises frontières le long d’une des grandes lignes stratégiques qui permet de distinguer l’immense continent à l’Est, centré sur l’Iran, du monde euro-méditerranéen, donc euro-arabe, à l’Ouest.
Pour vivre leur témoignage, ces chrétientés ne peuvent compter que sur elles-mêmes et sur leur témoignage en faveur de l’humanisme global qui est le leur et que le printemps des peuples arabes est en train de rechercher. Ne pas répondre à l’appel de leur environnement culturel constituerait pour ces chrétientés une forfaiture mortelle.
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*Beyrouth
L’Orient Le Jour