Jusqu’il y a peu, de nombreux observateurs du conflit syrien s’accordaient sur le fait que les rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL) n’avaient aucune chance de vaincre les centaines de milliers de combattants loyalistes et leur profusion d’armements lourds fournis par la Russie. Pour les tenants de ce point de vue, la militarisation du soulèvement ne menaçait pas la survie du régime de Bachar Al-Assad mais lui accordait au contraire un sursis en lui offrant de mener la lutte sur son terrain favori. Les développements des dernières semaines suggèrent toutefois qu’une victoire des insurgés constitue désormais une perspective peut-être encore éloignée, mais nullement invraisemblable.
En février, les gains territoriaux de l’insurrection ont convaincu le régime syrien de faire ce dont il s’était abstenu jusqu’alors, c’est-à-dire déployer massivement chars lourds, artillerie de gros calibre et hélicoptères. Toutefois, près de cinq mois après le lancement de cette contre-offensive, les résultats ne sont guère convaincants. Aucune des zones occupées par les insurgés avant février n’a pu être reconquise de manière durable et effective puisque, dans tous les cas, des éléments armés s’y sont réinfiltrés.
A Homs, par exemple, alors que les forces régulières annoncent l’imminence d’un assaut « décisif » sur le centre-ville, les rebelles viennent de reprendre le contrôle de plusieurs check-points dans le quartier de Baba Amr, cible d’un terrible siège en février. En outre, les six derniers mois ont vu l’insurrection gagner de nouveaux territoires comme la province d’Alep, la région de Deir ez-Zor à la frontière avec l’Irak, l’arrière-pays sunnite de Lattaquié, de proches banlieues de Damas (Kafr Sousse) et même, dans une moindre mesure, une partie du coeur historique de la capitale (Midan). Au total, selon les Nations unies, 40 % des régions habitées du pays échapperaient au contrôle du pouvoir central.
La force de l’opposition armée ne tient pas dans ses qualités intrinsèques, exception faite du très large soutien populaire dont elle fait l’objet : ses quelques dizaines de milliers de combattants, dont une forte proportion de volontaires inexpérimentés, se répartissent en une multitude de brigades locales, certes de plus en plus coordonnées entre elles, mais toujours dépourvues de commandement national ; ces brigades ne possèdent pour l’essentiel que ce qui constitue l’équipement de base des unités de l’armée syrienne (kalachnikov, fusil de précision Dragunov, mitrailleuse PKT et lance-roquettes RPG-7) et n’ont généralement acquis d’équipements plus sophistiqués (en particulier des missiles antichars Metis et Kornet) qu’en les capturant aux forces régulières ou en les achetant à des officiers corrompus.
Pour l’ASL, les chances de l’emporter résident donc plutôt dans les nombreuses faiblesses structurelles des forces loyalistes. En dépit de leur apparente solidité, ces dernières sont en effet dans une posture des plus inconfortables pour mener une guerre de contre-insurrection.
Le premier problème de ces forces est leur manque d’effectifs face à la multiplication des fronts ouverts par les insurgés. Le chiffre fréquemment cité de 300 000 hommes d’active est théorique, une partie seulement d’entre eux sont réellement utilisables contre l’opposition. La contestation s’ancre en effet prioritairement dans les régions sunnites pauvres, c’est-à-dire là où l’armée de Bachar Al-Assad recrute la majorité de ses hommes.
Face au risque de désertions, le régime s’appuie sur ses soldats les plus loyaux (alaouites, membres de certains clans bédouins et Kurdes) et sous-emploie délibérément les éléments perçus comme les moins fiables. Pour les mêmes raisons, des supplétifs civils (les fameux chabbiha) ont été massivement recrutés parmi les segments « sûrs » de la population, mais leur manque d’expérience et d’équipement ne leur permet pas de compenser l’insuffisance numérique des troupes régulières.
C’est ce manque d’effectifs qui, à partir du mois de février, a poussé le régime à user de son avantage incommensurable en termes de puissance de feu. Ce choix, on l’a dit plus haut, ne permet pas d’enrayer l’extension de l’insurrection. C’est que, incapable de déployer suffisamment de garnisons pour opérer un maillage étroit du territoire, le régime ne cherche pas à rétablir l’ordre et les services publics mais opte pour une approche purement punitive : blocus des localités rebelles, bombardements, raids de blindés, exécutions sommaires, rafles, incendies de maisons et de plantations, obstruction des puits ou encore pillages.
Dans de telles circonstances, il est devenu impensable pour les troupes du président syrien, largement perçues comme une force occupante, de pouvoir un jour reconquérir « les coeurs et les esprits », objectif primordial de toute stratégie de contre-insurrection.
Un second problème se posant au régime est celui des centaines de milliers de déplacés jetés sur les routes par la « solution militaire ». On est ici face à un autre aspect crucial de la lutte anti-insurrectionnelle, à savoir la nécessité, pour reprendre la métaphore de Mao Zedong, de séparer les « poissons » (les rebelles) de l' »eau » dans laquelle ils évoluent (la population).
Parmi les réponses apportées à ce problème durant les guerres contre-insurrectionnelles de l’ère moderne, aucune n’était envisageable par le régime syrien : une politique d’extermination à grande échelle aurait accru le risque d’intervention militaire étrangère, de même qu’un exode massif des déplacés vers les pays voisins ; quant à regrouper les populations concernées dans des camps, comme le firent les Britanniques durant l’insurrection malaisienne (1948-1960), cela aurait nécessité des ressources financières que l’Etat syrien ne possède pas.
Faute d’alternative, les autorités ont donc laissé les réfugiés s’établir là où ils pouvaient espérer jouir de quelque solidarité. Par exemple, bon nombre des sunnites d’Homs ont élu domicile chez leurs coreligionnaires damascènes, venant de ce fait grossir les rangs de l’opposition dans des quartiers déjà farouchement hostiles au régime.
Handicapées en termes d’effectifs et de rapport à la population, les forces de répression le sont également d’un point de vue matériel. Le manque d’effectifs induit d’importants déplacements d’hommes à travers le pays, des trajets que les milices supplétives effectuent souvent dans de simples bus qui constituent des proies faciles pour l’ASL.
Même les blindés ne sont guère adaptés. Certes, les tanks lourds comme le T-72 demeurent un atout appréciable pour l’armée régulière mais seule une minorité de ces engins ont été dotés de blindages réactifs offrant aux équipages un degré de protection comparable à celui des chars occidentaux de conception récente.
De plus, sur les théâtres d’opérations, l’infanterie se déplace à bord de BMP-1, des blindés conçus pour la guerre de mouvement plutôt que pour la contre-insurrection. Les recrues lui reprochent notamment sa grande vulnérabilité aux RPG-7 et aux engins explosifs improvisés, une vulnérabilité dont attestent presque quotidiennement les images de carcasses fumantes de ces engins diffusées par l’ASL.
L’armée syrienne est par ailleurs dépourvue de véhicules de patrouille résistants aux mines, une arme dont les Occidentaux se sont équipés à prix d’or dans les conflits afghan et irakien. Un dernier handicap des forces loyalistes est le manque d’appui aérien. Probablement par crainte de donner des arguments aux partisans de l’imposition d’une zone d’interdiction de survol, le régime s’est abstenu jusqu’à présent d’utiliser ses avions dans le conflit et n’a déployé que des hélicoptères.
Dans de telles circonstances, il n’est pas forcément imprudent d’avancer que l’ASL pourrait faire pencher la balance en sa faveur si elle se dotait de systèmes antichars et antiaériens plus efficaces. Sur ce plan, la logistique des rebelles est encore très loin d’être optimale mais s’est néanmoins améliorée par rapport au début de l’année, tant en raison des donations d’origine privée (diaspora syrienne, collectes de fonds organisées dans le Golfe) que du soutien encore timide mais néanmoins croissant de pays, tels que l’Arabie saoudite et le Qatar. Jusqu’au sortir de l’hiver, l’extrême dénuement des combattants des insurgés témoignait de la quasi-inexistence de l’aide apportée par ces Etats.
Cette aide s’est ensuite mise en branle à mesure que l’ASL démontrait sa capacité de résistance et, partant, sa crédibilité en tant qu’acteur du conflit.
De cette dynamique témoigne notamment la création, début juin à Istanbul, du Front des révolutionnaires syriens, une structure politico-militaire proche de l’Arabie saoudite à laquelle se sont ralliées les Brigades des hommes libres de Syrie (Ahrar al-Sham), principale force insurgée dans la province d’Idlib.
Soulignons, pour conclure, que la montée en puissance de l’ASL ne signifie pas nécessairement la fin de toute solution politique au conflit. Pour l’emporter, en effet, les rebelles syriens ne doivent pas forcément marcher sur le Palais du peuple, sinistre casemate présidentielle surplombant Damas. En d’autres termes, la victoire politique de l’opposition ne présuppose pas nécessairement sa victoire militaire totale.
Cette victoire politique peut-être déjà remportée requiert seulement que les insurgés grignotent suffisamment de territoires pour convaincre les parrains russes et iraniens de Bachar Al-Assad que leur protégé est condamné et qu’ils n’ont d’autre choix que d’abandonner leurs projets de réformes cosmétiques au profit d’un véritable changement de régime.
Arabisant, Thomas Pierret est titulaire d’un doctorat obtenu à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’Université catholique de Louvain. Il a séjourné à l’université de Princeton et a vécu plusieurs années en Syrie. Il a publié « Baas et Islam en Syrie : la dynastie Assad face aux oulémas » (PUF, 2011). Cet ouvrage présente les acteurs les plus influents de la scène religieuse syrienne
Thomas Pierret, maître de conférences en islam contemporain à l’université d’Edimbourg (Ecosse).
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Al-Qaida est marginale dans la révolte
En Syrie, la plupart des manifestations de l’opposition voient les participants crier des slogans à la gloire de l' »Armée libre ». Plutôt qu’une organisation structurée, cette expression constitue en réalité un label appliqué à l’ensemble des groupes armés combattant le régime de Bachar Al-Assad. Le caractère très fragmenté de la rébellion syrienne est avant tout le résultat de sa genèse, celle d’un vaste mouvement d’autodéfense populaire dans lequel déserteurs et volontaires se mobilisent pour protéger un village, un quartier ou, plus rarement, un clan tribal (brigade des Chouaïtat à Deir ez-Zor).
Des processus d’unification se sont ensuite mis en branle, que ce soit par l’absorption de petits groupes au sein de brigades ayant démontré leur force dans une région particulière (la brigade Al-Farouk à Homs par exemple), ou par la création de conseils militaires locaux visant à coordonner l’action des différents groupes présents dans une même région.
Des tentatives d’unification ont également été menées depuis l’extérieur de la Syrie mais n’ont abouti qu’à de nouvelles divisions. Bien que soutenu par le Conseil national syrien (CNS), le colonel Riyad Al-Assaad, chef de l’Armée syrienne libre (ASL) basé en Turquie, est très loin de contrôler l’ensemble de l’opposition armée.
Financements distincts
Outre le fait que certaines brigades de l’intérieur se réclament de l’ASL tout en rejetant l’autorité du colonel Al-Assaad, ce dernier a également dû faire face à l’émergence d’organisations rivales telles que le Haut Conseil militaire révolutionnaire du général Mustapha Al-Cheikh, actuellement réconcilié avec l’ASL, le Front des révolutionnaires syriens, proche de l’Arabie saoudite, ou encore le Comité de protection des civils, créé par les Frères musulmans (qui dominent par ailleurs le CNS) pour maximiser leur influence sur les groupes armés.
A ces différentes affiliations correspondent, pour les groupes concernés, des sources de financement distinctes qui entretiennent les clivages locaux. Par exemple, les deux principales brigades insurgées de la province d’Idlib, à savoir les Brigades des hommes libres de Syrie et les Faucons de Syrie, sont affiliées respectivement au Front des révolutionnaires syriens et à l’ASL.
Sur le plan idéologique, les communiqués diffusés par les brigades rebelles se concentrent sur la nécessité de protéger les civils et de mettre à bas la dictature. Ces communiqués se caractérisent par la récurrence de formules rituelles religieuses mais, dans la plupart des cas, celles-ci ne s’accompagnent pas de revendications spécifiquement islamistes.
Les attaques ouvertes contre la communauté alaouite ne sont pas absentes mais demeurent relativement rares. Quant au Front du soutien, organisation qui se présente comme la branche syrienne d’Al-Qaida, elle reste entourée d’un profond mystère laissant planer des doutes quant à sa possible manipulation par les services du régime. Elle a revendiqué des attentats spectaculaires mais est très peu active en matière de guérilla, ce qui suggère qu’elle occupe une place marginale au sein de la rébellion.