« La Turquie est à bout de patience. » Tel est le message que le Premier Ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, a transmis à Bachar Al-Assad, lors de la visite de son ministre des Affaires Etrangères, Ahmet Davutoğlu, à Damas ce 9 août. Au lendemain de l’entrée des chars à Hama, le 31 juillet, le dirigeant de l’AKP s’était montré plus qu’agacé par la poursuite de la répression, jugeant « inacceptable que le mois de Ramadan commence par des morts alors qu’on attendait du régime syrien qu’il mette rapidement en œuvre des réformes ». En réponse, les responsables syriens s’étaient une nouvelle fois posés en victime, Bouthayna Chaaban, conseillère politique et médiatique du chef de l’Etat, estimant que si la Turquie voulait se montrer ferme avec la Syrie, celle-ci ferait montre à son égard de la même fermeté pour son absence de condamnation des « meurtres et crimes commis par des groupes terroristes armés ». Signe du manque actuel de chaleur dans la relation, Ahmet Davutoğlu a été accueilli à Damas, non par son homologue, Walid al-Moallem, mais par le vice-ministre des Affaires Etrangères, Faysal Miqdad. La rencontre s’est résumée à un dialogue de sourds.
Le lendemain de la visite de Davutoğlu, l’ambassadeur turc en Syrie, Omer Onhon, accompagné d’une délégation d’une dizaine de journalistes turcs, s’est rendu à Hama afin de constater le retrait des chars de la ville. Erdoğan a rapidement considéré que ce développement était d’une grande importance et qu’il illustrait l’efficacité de l’action turque à l’égard de Damas. Les chars ayant repris position sur la place de l’Oronte, dès le lendemain, le Premier Ministre turc a aussitôt évoqué avec le Président américain la nécessité d’une « transition démocratique » en Syrie.
La Turquie semble à court d’idée pour arracher à Bachar al-Assad l’arrêt des violences et la mise en place des réformes. Durant cinq mois, la Turquie s’est contentée de hausser progressivement le ton. Il semble que l’heure de vérité soit venue pour elle. Mais Erdoğan est-il prêt à rompre définitivement les relations avec son « bon ami » Bachar Al-Assad ?
Des relations bilatérales longtemps tendues
La Syrie est une ancienne province de l’Empire ottoman. S’émancipant de la Sublime Porte à la sortie de la Première Guerre mondiale, elle a été immédiatement placée sous tutelle française jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les décennies qui ont suivi l’indépendance ont été marquées par de fortes tensions entre deux Etats, somme toute, relativement jeunes.
Le contentieux le plus ancien, et qui jusqu’à aujourd’hui n’est pas officiellement réglé, concerne la province du Hatay, située au Nord-Ouest de la Syrie et au Sud de la Turquie. D’une superficie d’environ 5 500 km² et d’une population 1,3 million d’habitants, ce qui était encore appelé le sandjak d’Alexandrette sous le mandat français,est une pomme de discorde qui a longtemps envenimé les relations turco-syriennes. Région hydraulique importante, dans laquelle s’écoule l’Oronte, le Hatay est un carrefour de communication, à mi-chemin entre l’Europe et le Moyen-Orient. Puissance mandataire, la France l’a cédé à la Turquie, le 23 juin 1939. Ankara fondait ses revendications sur ce territoire, sur le fait que la majorité de sa population était turque – 39% dans l’ensemble du sandjak et 60% à Antioche. Ce « don » a permis à la France d’acheter la neutralité turque dans la Seconde Guerre mondiale. Mais, dès son indépendance, le 17 avril 1946, la Syrie en réclame immédiatement la restitution. Refusant l’ »injustice géopolitique » dont elle a été victime, elle veille à faire figurer le liwa d’Iskenderun sur toutes les cartes de la Syrie imprimées à Damas.
L’importance stratégique croissante prise par le Hatay interdit aux autorités syriennes de le passer par pertes et profits. Devenu un axe énergétique majeur grâce au voisinage de plusieurs oléoducs – Bakou-Tbilissi-Ceyhan, Kirkouk-Yumurtalik, Batman-Dörtyol, Ceyhan-Kirikkale – il a également l’avantage de s’ouvrir sur la Méditerranée face à Chypre, une île que les militants du Parti syrien national social (PSNS, PPS au Liban) intègrent souvent dans la Grande Syrie.
L’autre facteur de tension entre Damas et Ankara, qui n’est pas sans lien avec le premier, concerne le soutien apporté par la Syrie aux revendications d’indépendance ou d’autonomie des Kurdes de Turquie… à défaut des Kurdes syriens, politiquement et économiquement marginalisés, quand ce n’est pas dépouillés de leur nationalité dans la République Arabe Syrienne. Un mouvement en particulier est concerné, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Installé en Syrie au début des années 1980, l’organisation mène ses opérations de guérilla au Sud-Est de la Turquie en passant par la province disputée du Hatay. La Turquie n’a jamais eu de doutes sur l’implication des plus hautes autorités syriennes dans ce soutien. Semdin Sakik, responsable des opérations du PKK dans la province du Hatay et n°2 du mouvement, a d’ailleurs reconnu, lors de son arrestation en 1998, que de nombreuses actions armées avaient été orchestrées par Damas. Abriter le PKK et son leader, Abdullah Öcalan, présentait pour Hafez Al-Assad un double intérêt. Le premier était d’ordre régional : il lui permettait de disposer d’une capacité de nuisance en même temps que d’une monnaie d’échange face à Ankara. Outre la question du liwa d’Iskenderum, la Syrie était en effet alors préoccupée par le partage des eaux de l’Euphrate, qui voyait son débit diminuer en Syrie au fur et à mesure que le GAP – un grand projet hydraulique prévoyant la construction d’une vingtaine de barrages en Anatolie du Sud-Est – se concrétisait. Le second était d’ordre interne : il permettait à Damas d’exercer un contrôle renforcé sur sa propre population kurde, très attachée à un leader internationalement reconnu… mais également inféodé aux dirigeants syriens. Ce n’est que par la menace du recours à la force, en janvier 1996, mais surtout en octobre 1998, qu’Ankara a obtenu l’expulsion par Damas d’Abdullah Öcalan, dont la cavale s’est terminée en Afrique.
Un autre élément explique la persistance de la tension dans les relations entre la Syrie et la Turquie durant plusieurs décennies : les liens unissant Ankara à Tel-Aviv. Premier Etat musulman à reconnaître Israël en 1950, la Turquie s’est longtemps attachée à ne pas irriter ce partenaire, tout en s’abstenant de développer outre mesure les relations bilatérales. Au début des années 1980, les choses s’accélèrent. En 1981, la Turquie s’abstient de condamner l’annexion du Golan. En février 1996, elle signe avec Israël un accord de coopération militaire autorisant l’usage mutuel des espaces aériens, ce dont Israël profitera, en septembre 2007, lors du bombardement du site supposé de recherche nucléaire d’al-Kibar en Syrie. Ancien vice-président syrien aujourd’hui en disgrâce, Abdel Halim Khaddam avait alors considéré que cette coopération militaire « représentait la plus grande menace pour les Arabes depuis 1948 ».
Mettant un terme à la tension, la capture d’Abdullah Öcalan, en 1998, ouvre une nouvelle ère dans les relations entre les deux pays, concrétisée par la signature des accords d’Adana. Signe de ce réchauffement, le président turc Ahmet Necdet Sezer participe, en juin 2000, aux obsèques de Hafez Al-Assad. Dès lors les relations vont en s’améliorant, reléguant au second plan la question du Hatay que les deux partenaires évitent d’aborder dans leurs discussions.
La nouvelle diplomatie turque de l’AKP
L’arrivée de l’AKP au pouvoir, en 2002, donne une nouvelle impulsion à la recherche par la Turquie de meilleures relations avec le monde arabe en général, et avec la Syrie en particulier. En 2004, Bachar al-Assad est le premier Président syrien à se rendre en Turquie. Dans le même temps, les relations de la Turquie avec Israël et avec les Etats-Unis se dégradent, notamment à partir de l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Dès sa nomination au poste de Premier ministre, la même année, Recep Tayyip Erdoğan condamne à plusieurs reprises la « terreur d’Etat » qu’Israël fait subir aux Palestiniens, notamment par le biais d’assassinats de responsables politiques.
La diplomatie turque entre alors dans une nouvelle ère, moins tournée que jadis vers ses alliés occidentaux de l’OTAN. Le « gaullisme turc » inspire à Ankara la même logique de non-alignement que les BRIC – Brésil, Russie, Inde, Chine. L’AKP se lance dans une politique résolument proactive en direction de ses voisins. Elle met en œuvre avec décision sa nouvelle doctrine qui se résume dans la formule : « zéro problème de voisinage ». De ce fait, elle acquiert rapidement une position régionale importante. Son rôle international en est renforcé, la Turquie s’attachant à revêtir les habits de médiateur dans l’ensemble des conflits moyen-orientaux. Pour beaucoup de détracteurs d’Ankara, cette politique étrangère n’est pas autre chose qu’un néo-impérialisme, voire un néo-ottomanisme. Elle ne chercherait qu’à imposer au Proche et Moyen-Orient la domination politique turque. Ankara aspirerait à reconstituer à son profit l’ancien Empire ottoman.
Mais réduire ainsi le regain d’intérêt de la Turquie pour le monde arabe serait méconnaître le contexte bien particulier dans lequel s’est forgée cette nouvelle diplomatie. Confrontée à la stagnation des négociations sur son entrée dans l’Union Européenne, et préoccupée par les changements politiques brutaux induits au Moyen-Orient par la guerre contre le terrorisme en Afghanistan, l’invasion américaine de l’Irak, les troubles au Liban ou les tensions récurrentes avec l’Iran, la Turquie ne veut pas rester marginalisée dans des décisions qui concernent son environnement immédiat et qui peuvent se répercuter sur sa situation intérieure. C’est la volonté de vivre dans un voisinage stabilisé qui dicte donc la politique étrangère d’Ankara. C’est avec cette idée en tête que les dirigeants turcs s’obstinent à conserver des relations avec Bachar Al-Assad, même lorsque celui-ci est au ban des nations : en 2003, Abdullah Gül, alors ministre des Affaires Etrangères, n’hésite pas à critiquer la position belliciste des Etats-Unis et leur politique de sanction à l’égard de Damas ; en avril 2005, le Président de la République turque, Ahmet Necdet Sezer, qui n’est pas membre de l’AKP, se rend en visite en Syrie, un peu plus d’un mois après l’assassinat au Liban de Rafic al-Hariri dans lequel Damas est montrée du doigt. Cette relation offre à la Syrie un « protecteur régional » plus crédible et acceptable, pour les Européens et les Américains, que la République Islamique d’Iran. Pour les Turcs, elle leur permet de mettre en avant leur capacité de médiation.
Syrie et Turquie ne cessent dès lors de se rapprocher, signant par exemple un accord de libre échange en 2004 qui donne un élan puissant à leurs relations économiques. En 1995, les deux pays n’échangeaient que pour 530 millions de dollars de biens et de services. En 2010, ce chiffre est multiplié par cinq, atteignant 2,5 milliards de dollars. La Turquie permet également une relance du processus de paix, persuadant Syriens et Israéliens de reprendre des négociations indirectes sous son égide, en mai 2008. Mais, au terme du quatrième round de discussions, l’offensive israélienne sur Gaza de décembre 2008 et janvier 2009 provoque une suspension sine die du dialogue. Depuis lors, les Israéliens rejettent le rôle de médiateur de la Turquie. Ils considèrent que le gouvernement d’Erdoğan, qui a personnellement qualifié de « crime contre l’humanité » la guerre de Gaza… en s’appuyant sur le rapport établi par le juge Goldstone, et qui a eu une sérieuse prise de bec avec le Président israélien Shimon Pérès lors du forum de Davos en janvier 2009, n’est plus en situation de jouer un rôle d’intermédiaire impartial. Les relations avec Israël se dégradent davantage encore avec l’annulation, en 2010, d’exercices militaires conjoints et leur remplacement par des exercices entre les armées turque et syrienne, et suite à l’arraisonnement sanglant par la marine israélienne d’une flottille humanitaire se dirigeant vers Gaza. La Turquie ne cesse depuis lors d’exiger des excuses officielles israéliennes pour les victimes de cette opération. En revanche, les relations avec la Syrie se maintiennent au beau fixe, notamment grâce à l’action du ministre des Affaires Etrangères, Ahmet Davutoğlu, nommé en 2009, véritable idéologue de la nouvelle diplomatie de l’AKP. La question du partage des eaux de l’Euphrate et du Tigre s’oriente vers un règlement, les relations économiques restent vivaces, des exercices militaires commun ont lieu chaque année, et des accords de lutte conjointe contre le terrorisme sont même signés en 2010. La création d’un Conseil conjoint de Coopération Stratégique, décidé en septembre 2009 et aussitôt réuni, constitue le point d’orgue de cette relation bilatérale que rien ne semblait récemment encore pouvoir ternir, puisqu’il a pour objectif la concertation politique permanente et le passage du stade de la simple coopération à celui de la complémentarité.
Une politique de bon voisinage complexe à gérer
La révolte puis la révolution dans laquelle le peuple syrien s’est lancé depuis cinq mois maintenant représente donc un défi pour Ankara. Depuis le début de la « révolution de la dignité », la Turquie fait montre d’une grande prudence et exprime l’espoir que Bachar Al-Assad adopte une attitude permettant la réforme. Dans la continuité de sa politique de médiation, le gouvernement de l’AKP dépêche, au mois d’avril, son ministre des Affaires Etrangères, afin d’offrir une expertise à Damas « pour former ses cadres au pluripartisme et à la communication avec le peuple ». Mais face au peu d’intérêt pour leur proposition manifesté par les autorités syriennes, les dirigeants turcs haussent progressivement le ton, Erdoğan allant jusqu’à affirmer que la Turquie n’acceptera pas « un autre massacre de Hama ». En réponse, Damas estime qu’Ankara se laisse aller à des déclarations « hâtives et improvisées ». La tension ne cesse de croître entre les deux partenaires. Pour nombre d’observateurs, Ankara adopte en réalité une posture strictement politicienne vis-à-vis de Damas, à laquelle ne seraient pas étrangères les élections législatives organisées le 12 juin en Turquie. Elles jouent vraisemblablement dans le positionnement turc vis-à-vis de la Syrie, l’AKP souhaitant de toute évidence conforter sa popularité auprès de la masse de son électorat traditionnel, plus enclin à soutenir les contestataires syriens que le régime en place à Damas. C’est dans ce contexte pré-électoral qu’Antalya accueille, du 31 mai au 2 juin, une conférence de l’opposition syrienne qui provoque l’ire des responsables syriens. En représailles, ils tentent d’organiser à Damas une rencontre avec des organisations kurdes, au premier rang desquelles le PKK.
Dès le lendemain des élections, l’attitude turque apparaît plus timorée et les dirigeants turcs moins portés à hausser le ton. Les relations ne s’améliorent pas pour autant. Le 12 juin, l’ambassade de Turquie à Damas est la cible de manifestants pro-Bachar. Si cette agression est moins violente que les attaques menées plus tard contre les représentations diplomatiques française et américaine, elle est aussi de toute évidence orchestrée par le régime. Le 20 juin, Ankara accueille donc avec réserve le discours de Bachar Al-Assad qui promet un dialogue national et annonce des réformes cosmétiques. Le 23 juin, un regroupement de troupes syriennes à proximité de la frontière syro-turque fait craindre une aggravation de la tension. L’afflux de réfugiés syriens en Turquie provoque une polémique entre Ankara et l’ambassadeur syrien en Turquie, Nidal Kabalan, qui s’étonne du refus turc d’autoriser la visite des camps par des parlementaires syriens alors qu’une délégation koweïtienne y a été accueillie sans problème. La Syrie accuse alors la Turquie de laisser transiter par ses frontières des armes à destination des « gangs armés », contre lesquels l’armée syrienne affirme se battre. En réponse, Ankara annonce à grand bruit, le 5 août, l’interception sur son territoire d’une cargaison d’armes, dont l’origine, la République Islamique d’Iran, exclut qu’elles puissent être destinées à ceux qui mettent à rude épreuve le régime syrien, principal allié des Iraniens dans la région…
Il semble acquis désormais qu’Ankara a perdu patience. Avares en déclarations au cours du mois de juillet, les dirigeants turcs ont recommencé à donner de la voix à la veille du mois de Ramadan, notamment lorsque les chars de l’armée syrienne ont fait leur entrée à Hama, le 31 juillet.
Le choix du changement ?
Les dernières déclarations de Recep Tayyip Erdoğan sont sans équivoque. A ses yeux, ce qui se passe en Syrie relève aussi de la « politique intérieure turque ». Cela tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord la question des réfugiés. Passé de 12 000 à 15 000 durant le mois de juin, leur nombre a diminué durant le mois de juillet. Mais rien n’indique qu’une nouvelle hausse ne se produira pas, notamment si la ville d’Alep, située à 40 km de la frontière turque et forte de 3 millions d’âmes, accroit encore sa participation aux manifestations et si les forces de sécurité lui réservent le même sort qu’à Deraa, Hama, Deir Azzor, Homs, Lattaquié… Si tel est le cas, la mise en place d’une zone tampon en Syrie, destinée à protéger les réfugiés, n’est pas exclue par Ankara.
Une autre source d’inquiétude pour Ankara provient du PKK. Les responsables turcs redoutent d’autant plus de voir le mouvement kurde profiter de l’instabilité qui règne actuellement en Syrie, que l’année 2011 s’est déjà avérée meurtrière, avec la mort de 107 personnes tuées lors de combats avec la guérilla. La tension a été entretenue par l’appel, lancé le 14 juillet par une plateforme d’ONG kurdes, à la mise en place d’une « autonomie démocratique » du Kurdistan. Plus récemment, les services secrets turcs ont informé les responsables politiques et militaires de leur pays d’une reprise des activités du PKK en Syrie, en lien avec les responsables syriens. Quoi qu’il en soit, et comme le montre le précédent irakien, ce n’est pas la question kurde qui dissuadera Ankara de s’opposer à la Syrie. En 2004, profitant du chaos irakien pour établir sa base arrière dans le Djebel Qandil, dans le Kurdistan irakien, le PKK avait rompu une trêve en cours avec la Turquie. Or, tout en poursuivant la lutte contre l’organisation militarisée, Ankara était parvenu à développer avec le Kurdistan irakien de bonnes relations, notamment dans le domaine économique. La seule véritable crainte du gouvernement turc réside dans la possibilité d’une implosion de la Syrie, qui donnerait une large autonomie à la région kurde. Une telle éventualité serait possible si le chaos perdurait trop longtemps. En soi, la question kurde n’est donc pas un inhibiteur à une prise de position forte d’Ankara vis-à-vis de Damas, au contraire. Ankara ne souhaite en effet pas voir une seconde entité kurde à ses frontières, qui aurait tendance à raviver les aspirations à l’autonomie et à l’indépendance des Kurdes de Turquie.
Le dernier élément qui peut dissuader Ankara de durcir davantage le ton vis-à-vis de Damas concerne l’économie. La Syrie est un marché important pour la Turquie, qui y exporte et y dispose d’un certain nombre d’entreprises sur place. L’adoption de sanctions économiques unilatérales semble donc une hypothèse peu envisageable pour Ankara. Mais si la crise actuelle perdure, affectant la marche des affaires et incitant les entrepreneurs et les grands commerçants syriens à exporter leurs capitaux, la Turquie ne trouvera plus d’intérêt à sa relation économique avec Damas. A l’instar de l’Union Européenne et des Etats-Unis, elle pourra alors envisager la mise en place de sanctions économiques ciblées contre des personnalités proches du régime syrien, et conseiller aux investisseurs turcs de stopper temporairement leurs opérations en Syrie. De telles décisions auraient des conséquences importantes, notamment à Alep où sont implantées la plupart des entreprises à capitaux turcs. Mais, pour l’heure tout du moins, cette option reste peu probable, la Turquie préférant, pour ne pas se singulariser, s’en tenir à une logique multilatérale de sanctions, en collaboration avec les Américains et les Européens.
Un facteur de poids, l’Iran, va toutefois peser dans le choix des dirigeants turcs, quel qu’il soit. La Syrie pourrait en effet devenir un motif d’affrontement entre Téhéran et Ankara. Si la Turquie décide de durcir ses prises de position envers Damas et de traduire ses menaces en gestes concrets, l’Iran disposera à son encontre de moyens de répression non-négligeables, au premier rang desquels figurent le gaz et le pétrole. Ankara dépend en effet de ces deux ressources iraniennes. L’Iran représente également un marché considérable, qui plus est en expansion, dont la Turquie ne peut envisager la perte de gaité de cœur. Toutefois, la politique de non-alignement turque peut jouer en sa faveur. Si Ankara maintient le dialogue engagé avec Téhéran sur son programme nucléaire – rappelons que, afin d’éviter à Téhéran une nouvelle série de sanctions, la Turquie a signé, en mai 2010, un accord avec le Brésil et l’Iran qui prévoit le stockage sur son territoire d’une partie du combustible nucléaire iranien – l’Iran sera moins enclin à entrer dans une logique d’affrontement avec une puissance internationale montante, qui pourrait s’avérer un allié finalement plus utile que la Syrie.
Conclusion
Alors qu’une partie de la société civile turque, qui a récemment renouvelé son soutien à l’AKP, souhaite que ses dirigeants se montrent plus fermes et plus entreprenants à l’égard du régime syrien, la Turquie s’est cantonnée jusqu’à aujourd’hui dans une attitude prudente. Elle semble toutefois perdre peu à peu patience et confiance dans Bachar al-Assad, et la lettre que le Président Abdullah Gül a adressée à son homologue syrien par l’intermédiaire d’Ahmet Davutoğlu, lors de sa dernière visite à Damas, a des accents d’ultimatum. Ankara, dont la nouvelle diplomatie s’est caractérisée ces dernières années par une volonté permanente de régler les différends par le dialogue, n’apparaît plus très loin du point de rupture avec Bachar Al-Assad. Si elle ne veut pas faire voler en éclats le principe phare de sa diplomatie et si elle tient à conserver les bénéfices de sa politique de « zéro problème avec ses voisins », elle va devoir faire montre d’une grande habileté.
En prenant chaque jour davantage le parti du peuple syrien, Ankara fait peut-être le pari d’une diplomatie à « zéro problème » avec les futurs dirigeants de la nouvelle Syrie. En soutenant des contestataires qui appartiennent dans leur majorité à l’islam sunnite, comme sa propre population, elle se pose d’une certaine manière, face à l’Iran chiite dont la présence et l’action en Syrie ne doivent rien au hasard, en véritable leader du monde musulman sunnite, au détriment d’une Arabie saoudite aux dirigeants vieillissants, timorés et trop longtemps silencieux face au drame syrien.
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