Les historiens discuteront certainement plus tard du jour exact où il convient de considérer qu’a démarré en Syrie la « révolution » contre le régime baathiste. On postulera ici que le 15 mars, marqué à Damas par un défilé de protestataires dans le Souq Hamidiyeh et par plusieurs autres manifestations dans diverses localités, peut constituer un point de départ acceptable pour le mouvement. Celui-ci a donc légèrement dépassé aujourd’hui ses deux mois d’existence. Quel bilan peut-on en dresser ? Quels sont les acquis et les échecs des parties en présence ? Surtout, comment se profile l’issue du bras de fer qui oppose désormais le régime aux manifestants et à l’opposition ?
1 / LES ACQUIS ET LES ECHECS DU REGIME DE BACHAR AL ASSAD
1.1 – Le régime est toujours en place
Le régime de Bachar Al Assad était parvenu, grâce à des mesures sécuritaires préventives, à repousser de près d’un mois et demi, du 4 février au 15 mars, la mise en mouvement de la population syrienne. D’autres initiatives, strictement économiques, avaient été adoptées dans l’urgence au cours des premières semaines de l’année 2011, dans l’espoir de la maintenir au calme. Lorsque les Syriens sont finalement sortis dans les rues de Daraa, pour les raisons structurelles et conjoncturelles désormais bien connues, le régime a refusé d’entendre les doléances. Il a imaginé que les moyens de répression qui lui avaient jusqu’ici toujours réussi suffiraient encore une fois à intimider les mécontents et à les faire rentrer chez eux. Mais le recours des forces de sécurité à une violence aussi aveugle qu’inutile, qui s’est exercée d’abord sur des enfants, a produit des effets contraires. Un cercle vicieux s’est mis en place : le nombre croissant des victimes a entraîné la multiplication des funérailles ; des protestataires y ont participé en nombre sans cesse accru ; les services de sécurité ont fait à chaque fois dans leurs rangs de nouvelles victimes ; leurs enterrements ont offert l’occasion à la population de laisser libre cours à une colère grandissante ; les slogans sont naturellement allés en se radicalisant… Dans le reste du pays, l’usage de la violence et des armes a suscité une vague de solidarité sans précédent, de Lattaquié à Deïr al Zor en passant par Homs et Douma, entre des villes et des régions qui n’entretenaient jusqu’alors aucun rapport particulier. Les Syriens ont commencé à manifester pour apporter leur soutien aux populations réprimées à l’autre bout du pays et pour affirmer qu’ils partageaient leurs revendications. Vendredi 20 mai, plus d’une cinquantaine de manifestations ont réuni des dizaines de milliers de participants. Mais le régime est toujours en place, et tout indique dans son comportement qu’il ne veut pas céder.
1.2 – Le régime a montré qu’il ne se laisserait pas facilement abattre
Pour se maintenir et pour assurer la survie de son régime, le président Bachar Al Assad a montré qu’il était prêt à tout et, pour plagier la formule jadis utilisée pour qualifier l’action de son pays au Liban et son soutien à une partie des Palestiniens, qu’il « résistera… jusqu’au dernier Syrien ». Il a donné carte blanche à son frère Maher Al Assad, le militaire de la famille. Il a aussi fermé les yeux sur les excès de ses appareils de sécurité, au sein desquels ses cousins Hafez Makhlouf et Atef Najib se sont fait remarquer par leur cruauté. Il a mobilisé ici et là les chabbiha, des bandes de voyous, de voleurs et de criminels, jadis constituées par ses cousins, Moundher et Fawwaz Al Assad, Mohammed Al Assad, Haroun Al Assad, Noumeïr Al Assad… pour faire régner leur loi sur la côte et dans la montagne alaouite, berceau de la famille présidentielle. Leur bilan commun, en termes de morts, de blessés, de prisonniers, de disparus… est impressionnant. Mais, après avoir utilisé contre des manifestants sans défense les chars et les forces spéciales, le régime a sans doute atteint les limites de ses possibilités. A moins d’appeler à la rescousse son aviation, une option délicate compte-tenu de la réaction internationale au précédent libyen, ou de recourir à l’arme chimique comme l’avait fait Saddam Huseïn en 1988 contre les Kurdes de Halabja, qui lui serait fatale.
1.3 – Le régime est resté uni autour des Al Assad cramponnés au pouvoir
Les développements intervenus à partir du 15 mars ont mis en première ligne plusieurs membres importants de la famille présidentielle, qui détient non seulement la décision en matière politique, mais également les leviers de la vie économique, les clés de la situation militaire et le contrôle des questions de sécurité. Personne en Syrie ne s’attendait à ce que les intéressés étalent au grand jour leurs éventuelles divergences. Mais certains estimaient possible que, sous la pression des évènements, la coexistence pacifique et la répartition des rôles deviennent intenables entre « les deux camps » : d’une part, un président Bachar Al Assad présenté comme « raisonnable et moderne », en phase avec la jeunesse de son pays, assisté par une jeune femme encore plus charmante et encore plus moderne, tous les deux partisans de réformes dont il est de bon ton d’affirmer, puisque l’objection de « la vieille garde » a montré ses limites, que la mise en œuvre a été entravée par « l’opposition de leur entourage » ; d’autre part, le camp des « méchants » arcboutés sur la sauvegarde de leurs intérêts, composé du militaire de la famille, Maher Al Assad, du banquier de la famille, Rami Makhlouf, et des gendarmes de la famille, Hafez Makhlouf et Atef Najib. Or c’est apparemment sans difficulté et sans état d’âme que le chef de l’Etat, contredisant l’image qu’on avait voulu donner de lui, s’est rangé dans le camp des faucons dont il a pris la direction et assumé les agissements. Les rumeurs concernant un départ pour Londres de la Première dame, Asma Al Akhras, avec les enfants du couple présidentiel, et celles concernant une mise en garde sévère de Bouchra Al Assad, adressée depuis Doubaï à ceux de ses frères ou de ses cousins qui oseraient s’en prendre à son mari Asef Chawkat, ancien chef des services de renseignements de l’armée de terre et actuel chef adjoint d’Etat-major pour les questions de sécurité, n’ont jamais été confirmées.
1.4 – Le régime a prévenu les divisions au sein des forces armées
Les unités utilisées pour mater la rébellion ont été choisies de manière à ne pas exposer la troupe à des risques de division, sur fond d’appartenance communautaire. En privilégiant la Garde Républicaine, les Forces spéciales et la 4ème division, c’est-à-dire les unités d’élite de son armée, essentiellement composées de soldats alaouites encadrés par des officiers et sous-officiers eux aussi alaouites, le régime a de facto tenu à l’écart de la répression les militaires issus de la communauté sunnite. Alors que cette dernière fournit aujourd’hui la masse de la troupe, puisque les Alaouites préfèrent désormais à la carrière des armes la fonction publique, facile d’accès pour eux, plus lucrative et moins contraignante, la communauté majoritaire en Syrie ne pèse d’aucun poids au sein de l’institution. Les rares postes de commandement attribués à certains de ses représentants sont dépourvus de valeur stratégique et leurs détenteurs sont surveillés de près par leurs subordonnés alaouites. Depuis le déclenchement des troubles, des cas de rébellion ont eu lieu, à différents niveaux, de la part de soldats et parfois d’officiers sunnites et druzes. Les Kurdes ont signalé la remise à leurs familles de plusieurs soldats abattus par leurs chefs pour avoir refusé d’obtempérer aux ordres et d’ouvrir le feu sur les manifestants. Mais, en veillant à ne faire appel qu’en dernier recours aux unités composées de soldats sunnites encadrés par des officiers sunnites, et en restreignant leurs interventions à des théâtres éloignés de leur base, le pouvoir a été jusqu’ici en mesure de prévenir l’explosion de l’armée qui demeure l’une de ses grandes préoccupations.
1.5 – Le régime a marqué quelques points en agitant un complot
Refusant de considérer d’abord que les demandes des protestataires étaient légitimes, exigeant ensuite qu’elles soient exprimées autrement que dans la rue, et niant finalement contre toute évidence le caractère politique et pacifique des manifestations, le régime a tour à tour ou simultanément imputé les troubles et les pertes en vies humaines à tout ce qu’il compte d’ennemis plus ou moins réels dans son environnement régional. Il a ainsi mis en cause Israël et ses alliés Américains, les agents du prince saoudien Bandar bin Sultan, les partisans de Saad Al Hariri, du Courant du Futur et du 14 mars au Liban, les salafistes, les wahhabites, les jihadistes… Dans un raisonnement de son point de vue imparable, il n’a cessé de redire que, puisque le « complot » visait la Syrie en raison de « ses positions courageuses sur la question palestinienne à laquelle elle apportait un soutien sans faille », il n’était pas seulement en droit mais il avait le devoir de se défendre et « d’éradiquer les saboteurs, les terroristes et les infiltrés, qui s’attaquaient à sa stabilité pour faire le jeu de puissances extérieures ». Cette rhétorique sans surprise n’a pas empêché le mouvement de se poursuivre dans la rue, mais elle a redonné du courage aux partisans du régime qui commençaient à s’interroger sur son avenir et sur le leur. Elle a aussi redonné de la voix à ceux qui considèrent, en Europe et ailleurs, que tout mouvement de revendication contre un régime autoproclamé « progressiste, aussi mafieux et néfaste soit-il pour sa propre population et pour son environnement régional, ne peut qu’être un complot ourdi par les Américains.
1.6 – Le régime a confirmé que le Parti Baath ne lui servait plus à rien
Au cours de sa conférence de presse du 24 mars, Bouthayna Chaaban, conseillère politique et médiatique du chef de l’Etat, avait pris soin d’indiquer que les décisions économiques et politiques dont elle annonçait la prochaine mise en œuvre avaient été « adoptéesar le commandement régional du Parti Baath ». Composé de 14 membres « élus », le commandement régional, la plus haute instance du parti, a pour secrétaire régional le chef de l’Etat. Il s’agissait sans doute d’une figure de style, car, dans son intervention du 30 mars devant l’Assemblée du Peuple, dont la moitié des 250 membres sont automatiquement des représentants désignés par ce même parti, Bachar Al Assad n’a pas jugé utile de mentionner une seule et unique fois le nom du Baath. Ce parti restait pourtant à cette date, et il l’est encore aujourd’hui en dépit de l’annonce de la révision imminente de l’article 8 de la Constitution de 1973, le « parti dirigeant de l’Etat et de la société ». Cette omission n’avait rien d’un oubli de la part du chef de l’Etat, puisque, deux semaines plus tard, le 16 avril, en mettant en place le nouveau gouvernement et en donnant ses instructions aux nouveaux ministres, pour la moitié d’entre eux baathistes, Bachar Al Assad n’a, encore une fois, jamais utilisé les mots Baath et parti… Les seuls baathistes à avoir retenu l’attention des médias depuis le déclenchement des manifestations en Syrie sont paradoxalement les députés et les militants de Daraa et Banias, qui ont décidé d’abandonner leur siège et de rendre leur carte pour protester contre la répression. S’agissant de répression justement, on indiquera que des étudiants baathistes se sont illustrés, à la cité universitaire d’Alep interdite aux forces de l’ordre, en se chargeant d’assurer la dispersion de leurs camardes qui prétendaient y exprimer leurs revendications. Ce faisant, ils ont confirmé ce que les Syriens avaient eu l’occasion de constater depuis l’arrivée au pouvoir de Bachar Al Assad, à savoir que les membres du parti n’ont plus guère d’utilité pour le régime que comme auxiliaires des moukhabarat.
1.7 – Le régime a conservé certaines villes à l’abri de la contestation
Bachar Al Assad peut se targuer d’avoir dissuadé jusqu’ici les villes de Damas et d’Alep de rejoindre le mouvement. Pour des raisons différentes, son statut de capitale pour la première et son quadrillage sécuritaire étroit pour la seconde, mais aussi pour des raisons identiques, leur structure sociale extrêmement composite et les bénéfices retirés par leurs élites de l’ouverture économique initiée par le président, ni l’une ni l’autre n’ont pour le moment tenté de se soulever comme l’ont fait Daraa, Lattaquié ou Banias. Deux autres villes importantes, Homs et à un moindre degré Hama, leur ont tracé la voie, mais jusqu’ici sans succès. Le régime continue pourtant de les surveiller avec méfiance : l’histoire de la Syrie indépendante démontre que, à Damas et Alep, l’aspiration à la liberté et à la démocratie sont au moins aussi fortes qu’ailleurs. Chez l’une et l’autre, les pratiques autoritaires et mafieuses du régime font l’objet de critiques unanimes, mais la prudence retient de les exprimer autrement que dans des cercles très privés. La peur des moukhabarat, d’une part, et, d’autre part, les incertitudes liées à la possibilité pour les industriels, commerçants et hommes d’affaires, de conserver leurs privilèges et de continuer à s’enrichir dans la « Syrie nouvelle », incitent nombre de Damascènes et d’Alépins à temporiser. En tout état de cause, y compris pour beaucoup de bénéficiaires du système actuel, l’absence de participation au mouvement de protestation ne vaut pas adhésion au régime. D’ailleurs, si l’on est encore loin d’un soulèvement de ces deux villes aussi puissant qu’à Homs, peu à peu, semaine après semaine, de nouveaux quartiers y rejoignent la contestation.
1.8 – Le régime continue de se prévaloir du soutien des hommes d’affaires
Les récentes déclarations au New York Times de Rami Makhlouf, affirmant que « nous sommes bien décidés à nous battre jusqu’au bout », ont constitué une sorte d’avertissement, au moment où certains membres de l’élite économique commençaient à s’interroger sur la meilleur option. Le cousin du chef de l’Etat indiquait ainsi à ses partenaires en affaire, en particulier ceux de la Holding Cham et de la Holding Souriya, créées sous les auspices de Bachar Al Assad au début de 2007 pour dissimuler la main mise de la famille présidentielle sur la vie économique et pour mutualiser les critiques et les risques, qu’il n’était pas question de laisser quiconque abandonner le navire. Il fallait faire face. Et sa menace de ne « pas souffrir seuls », qui visait d’abord les « terroristes islamiques », coupables entre autres choses de dénoncer le quasi-monopole exercé par sa compagnie Syriatel sur la téléphonie mobile en Syrie, pouvait tout aussi bien servir d’avertissement à ceux qui, de gré et parfois de force, s’étaient retrouvés embarqués à son côté dans l’aventure des holdings. Le silence étourdissant des hommes d’affaires au cours des deux mois écoulés permet au régime de considérer qu’ils sont toujours de son côté. Il en est sans doute beaucoup moins sûr qu’il veut bien le dire.
1.9 – Le régime apparaît encore à certaines minorités comme un moindre mal
Il en va de Damas et d’Alep comme des minorités religieuses, qui, dans ces deux villes plus que partout ailleurs, vivent à la fois imbriquées et repliées sur elles-mêmes. Elles ne sont pas convaincues, comme le régime ne perd jamais une occasion de l’affirmer… et comme il tente parfois d’en fournir la démonstration en manipulant des groupes terroristes, que la mise à terre du régime actuel, dominé par une famille de confession alaouite et par ses comparses de la majorité sunnite et des autres minorités, signifiera fatalement l’arrivée au pouvoir des Frères Musulmans. Mais, en Syrie comme ailleurs, le capital est couard, et mieux vaut garantir de petits bénéfices, même au prix d’humiliations répétées, que se lancer dans une aventure où il pourrait y avoir quelque chose à perdre, mais certainement pas beaucoup plus à gagner. Cela vaut pour les Chrétiens, dont le nombre décroit constamment pour ne plus dépasser aujourd’hui les 8 % de la population, qui sont traumatisés par les drames vécus par leurs coreligionnaires en Irak et en Egypte et qui sont loin d’être rassurés par les conseils de « rester vigilants », voire de s’armer pour assurer leur protection, que leur prodiguent leurs amis des services de sécurité. Cela vaut pour les Ismaéliens, répartis entre la région de Masiaf et Qadmous et celle de Salamiyeh. Cela vaut pour les Druzes, regroupés dans la région excentrée et historiquement négligée du Hauran. Cela vaut surtout pour les Alaouites, dont une grande majorité n’a jamais bénéficié de la présence à la tête du régime d’une famille et de comparses issus de leurs rangs, mais qui sont à présent devant un choix difficile : prendre leurs distances avec le régime et être sanctionnés comme des traîtres, ou ne pas prendre parti et être entraînés dans sa défaite.
1.10 – Le régime n’a pu empêcher les Kurdes de rejoindre le mouvement
Principale minorité ethnique en Syrie, avec près de 15 % de la population, les Kurdes ont eu droit, depuis le début de la contestation, a un traitement particulier de la part du régime. Leur solidarité communautaire, leurs qualités de combattants et le soutien qu’ils sont susceptibles de trouver auprès de leurs frères du Kurdistan du sud (en Irak) et du nord (en Turquie), ont imposé aux responsables syriens de rechercher avec eux un accommodement. Le régime voulait éviter de s’affaiblir en déployant l’armée et les services de sécurité sur la totalité du territoire national. Comme d’habitude dans une telle situation, il a donc fait des promesses, en l’occurrence la restitution de la nationalité syrienne aux « Kurdes étrangers ». Mais, pour ne pas dilapider cette carte, il en a différé la mise en œuvre. Ou plutôt, il a conditionné son application à la neutralité des Kurdes dans la période actuelle, dont il a tenté de sous-traiter la gestion à ses anciens alliés du Parti des Travailleurs du Kurdistan contre la Turquie. Après s’être interrogés sur la meilleure manière pour eux de gérer ce moment, qui leur offrait l’opportunité de négocier avec un pouvoir en difficulté la récupération des « droits nationaux » des Kurdes de Syrie (autorisation de parler et d’enseigner la langue kurde, création de radios et de télévisions kurdes, possibilité d’observer et de célébrer les fêtes kurdes…), les responsables politiques kurdes ont fini par rejoindre leur base et par placer, comme les autres Syriens, les revendications de liberté et de citoyenneté en tête de leurs priorités. La relative bienveillance dont les autorités sécuritaires continuent de faire preuve vis-à-vis de ceux qui sortent désormais par milliers pour réclamer la liberté pourrait donc ne pas durer. Surtout si, après le quartier kurde de Rokneddin, à Damas, les quartiers kurdes d’Alep et la ville kurde de Qoubani (Aïn al Arab), les villages kurdes s’étendant du Liwa’ d’Iskenderun à la frontière irakienne décidaient d’entrer sans réserve dans le mouvement.
1.11 – Le régime a été moralement discrédité par ses agissements
L’usage immodéré de la violence s’est d’ores et déjà retourné contre le régime. Accueillis comme des héros à leur sortie de prison, d’où ils avaient été expulsés après quelques jours de tortures et de pressions pour laisser la place à d’autres, les premiers détenus ont raconté à ceux qui en doutaient encore de quelle férocité pouvaient faire montre les sbires du régime. Au lieu de dissuader leurs parents, leurs amis et leurs voisins, comme les tortionnaires aux ordres du pouvoir l’imaginaient, leurs récits et les traces des mauvais traitements les ont incités à sortir davantage et à radicaliser leurs revendications. Aux premiers jours des manifestations, les Syriens défilaient au cri de « Liberté ». Quelques semaines plus tard, ils réclamaient la « chute du régime ». Certains veulent aujourd’hui que le chef de l’Etat, qui laisse faire ces horreurs sans intervenir… s’il ne les ordonne pas, et qui en porte de toute manière la responsabilité, fasse comme ses anciens homologues tunisien et égyptien : qu’il « dégage ». Le bombardement de Homs, le siège de Tall Kalakh, l’humiliation des jeunes d’Al Bayda, la marche de la honte imposée à ceux de Banias, les tirs contre des manifestations de femmes, les crimes commis à Daraa et la découverte de charniers dans et autour de cette dernière ville, ne sont pas de nature à apaiser la volonté des manifestants de se débarrasser désormais de Bachar Al Assad et de son entourage dont l’immoralité est aujourd’hui patente.
1.12 – Le régime a d’ores et déjà perdu la bataille médiatique.
Ayant constaté l’effet dévastateur pour les pouvoirs en place de la diffusion des images des troubles plus tôt intervenus en Tunisie, en Egypte et en Libye, le régime syrien, qui n’avait rien à craindre des médias syriens publics et privés, tous contrôlés de près par des officiers des moukhabarat, s’était entendu, dès le mois de janvier 2011, avec son allié qatari. Il s’agissait, en muselant la chaine Al Jazira, dont la couverture des événements dans les autres pays avait contribué à populariser les mouvements de protestation, de prévenir la diffusion des images de la répression que le régime syrien avait bien l’intention de mettre immédiatement en œuvre pour ne pas se laisser déborder. Mais, suite à un différend provoqué entre Damas et Doha par les interventions en faveur des protestataires du cheykh Yousef Al Qardawi, les responsables de l’Emirat, désespérant de Bachar Al Assad et de son entourage, ont laissé la chaîne qu’ils patronnent couvrir comme elle l’avait fait ailleurs la contestation populaire en Syrie. Face aux reportages et aux interviews en direct d’acteurs ou de témoins des faits par la chaîne qatarie, mais aussi par la chaîne saoudienne Al Arabiya, la BBC et France 24, le régime n’a pu s’appuyer que sur ses propres médias. Manquant aussi bien de crédibilité que d’audience, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Syrie, ceux-ci n’ont pu faire entendre la version officielle des faits et des événements qu’à ceux qui lui étaient déjà acquis. Mis en difficulté par la monstruosité des accusations proférées contre lui, le régime n’a rien fait pour se tirer d’affaire. Il a au contraire donné le sentiment qu’il avait beaucoup de choses honteuses à cacher, en s’obstinant, contre son intérêt, à refuser l’entrée dans le pays de tous les médias étrangers indépendants, y compris ceux dont il n’avait pas à redouter un a priori défavorable à son égard.
1.13 – Le régime a largement dilapidé son capital diplomatique
Au début de l’année 2011, un consensus existait entre les membres permanents du Conseil de Sécurité pour considérer qu’il serait toujours délicat de sanctionner la Syrie, non pas en raison de son poids militaire mais du fait des capacités de nuisance élevées qu’elle conservait et qu’elle était susceptible de mettre en œuvre à tout moment dans son environnement régional. L’affichage de sa proximité avec l’Iran préoccupait les uns et irritait les autres. Mais personne n’envisageait alors d’aller au-delà des sanctions jadis infligées au pays et à certains de ses membres dirigeants par l’administration américaine précédente. La situation a depuis lors considérablement évolué. En quelques mois, le régime de Bachar Al Assad est parvenu à décourager la quasi-totalité de ses meilleurs soutiens. L’émir du Qatar, qui avait jadis tant fait pour aider le chef de l’Etat syrien à réintégrer la communauté internationale via la France, vient de s’en détourner. La Turquie de Recep Tayyip ERDOGAN, lassée de le mettre en garde contre sa politique du tout-répressif et de lui prodiguer des conseils d’ouverture en direction de sa population, adopte à son endroit un discours de jour en jour plus critique. A son instigation, semble-t-il, le président américain Barack Obama vient de donner à Bachar Al Assad une dernière chance : soit il réforme sérieusement, soit il sera lui-même réformé. Pour sa part, le chef de la diplomatie française ne cherche plus à dissimuler le dégoût que lui inspire le comportement des dirigeants syriens. Avec le soutien du président de la République, qui accueillait encore il y a six mois son jeune homologue syrien à l’Elysée, il milite au sein des instances européennes pour l’inscription du nom de Bachar Al Assad en tête de liste des responsables syriens sanctionnés pour leur rôle dans la répression. Il vient d’obtenir gain de cause. La Syrie compte toujours, évidemment, quelques soutiens de poids, comme la Russie ou la Chine. Mais elle a eu l’occasion de constater, au cours des années passées, que, en dépit de leurs réserves et de leurs menaces, ni l’une ni l’autre n’ont jamais utilisé en sa faveur leur droit de véto. Le paradoxe de la situation est que le meilleur avocat international de la Syrie de Bachar Al Assad reste aujourd’hui… l’Etat d’Israël. Reconnaissants pour la protection de la frontière commune que les Al Assad père et fils ont assurée à leur pays depuis l’accord de désengagement sur le Golan de 1975, et pour le renoncement à toute tentative de récupérer par la force cette portion revendiquée de leur territoire national par les hérauts de « la résistance et de l’obstruction », les responsables israéliens n’hésitent pas à dire tout haut qu’ils « préfèrent le diable qu’ils connaissent à celui qu’ils ne connaissent pas ». Mais là non plus, les choses ne sont pas définitives.
1.14 – Le régime est désormais menacé par une crise économique
La tension créée en Syrie par les protestations et par leur répression n’a pas tardé à se répercuter sur la vie économique. Dans la capitale, dont le centre n’a pourtant connu de manifestations qu’aux premiers jours du mouvement, au milieu du mois de mars, les Syriens et les étrangers ont perdu l’habitude de sortir le soir et, en journée, la population songe davantage à ménager ses ressources qu’à fréquenter les commerces de la vieille ville et les nouvelles galeries marchandes. Les touristes, sur lesquels la Syrie fondait beaucoup d’espoirs et qui avaient retrouvé le chemin de Damas, se sont orientés vers d’autres destinations. Les prix très attrayants proposés par la Syrian Air n’ont pas suffi à les faire changer d’avis. L’Union Européenne a annoncé qu’elle suspendait le financement de certains projets. Les entreprises de plusieurs pays du Golfe ont gelé ceux qu’elles réalisaient dans le pays. La Bourse de Damas, qui peinait à démarrer, est devenue atone. Au début du mois d’avril, un vent de panique s’est emparé des milieux financiers, en raison de pressions considérables sur le dollar, devenu introuvable sur le marché des changes. Au milieu du mois de mai, le gouverneur de la Banque Centrale a menacé ceux qui avaient profité de ces circonstances pour retirer plus que les 10 000 $ autorisés par la loi. Il est douteux qu’il ait été entendu, le principal auteur de ces retraits étant, selon toutes probabilités, un riche homme d’affaire proche du pouvoir soucieux de se débarrasser des millions de livres syriennes que lui rapporte chaque mois son entreprise de téléphonie mobile…
1.15 – Le régime a multiplié les engagements… qu’il n’a pas tenus
Pour mettre un terme à la spirale dangereuse amorcée à Daraa entre violence de la répression et radicalisation des demandes des manifestants, Bachar Al Assad, joignant la carotte au bâton, est entré, vers la fin du mois de mars, dans un cycle de promesses. Le 24 mars, il a demandé à sa conseillère politique et médiatique d’annoncer, dans une conférence de presse, une prochaine intervention publique. Il devait y dévoiler tout un train de mesures économiques et politiques, parmi lesquelles la levée de l’état d’urgence en vigueur depuis 48 ans. Cette déclaration aurait dû remplir d’aise les protestataires. Mais, d’une part, elle venait trop tard puisque ces derniers s’étaient déjà fixé comme nouvel objectif le renversement du régime. Et, d’autre part, elle manquait de crédibilité, puisqu’une autre annonce faite le même jour, la fin des tirs sur les manifestants, était aussitôt démentie sur le terrain, à Daraa et à Lattaquié. Du coup, personne n’a été outre mesure surpris de constater que, lors de son intervention devant l’Assemblée du Peuple, le chef de l’Etat, réduisant les revendications des protestataires à de simples demandes sociales et économiques et dénonçant les comploteurs à l’origine des troubles, n’a même pas pris la peine de confirmer cet engagement. Au cours des jours suivants, Bachar Al Assad a procédé au limogeage des gouverneurs des villes de Daraa, Homs et Lattaquié, dans lesquelles la crise avait pris une tournure particulièrement aigue. Il semblait ainsi attribuer à la gestion des intéressés une large part de responsabilité dans la dégradation de la situation. Mais la réponse qu’il apportait au problème, le remplacement de civils par des militaires à la retraite, a immédiatement confirmé aux habitants des lieux et à l’ensemble des Syriens que le chef de l’Etat restait moins en quête d’une solution politique que d’un retour au calme et d’un dénouement sécuritaire. Le 3 avril, le président de la République a dissout le gouvernement de Mohammed Naji Otri et chargé le ministre de l’Agriculture sortant, Adel Safar, de constituer un nouveau gouvernement. Quelques mois plus tôt, cette initiative aurait rempli d’aise les Syriens, qui trouvaient depuis longtemps que le cousin de la belle-mère du chef de l’Etat, en place depuis 2003, n’avait pas suffisamment combattu la corruption, et qui attribuaient à son équipe économique la dégradation rapide de leurs conditions d’existence. Mais, au moment où elle est intervenue, cette décision ne leur importait plus en rien. Ce n’est pas à un changement de gouvernement qu’ils aspiraient désormais, mais à un changement de régime. L’affaire de l’état d’urgence, dont la levée a été finalement annoncée sans que cela modifie quoi que ce soit au comportement arbitraire des services de sécurité sur le terrain, et celle de la restitution de la nationalité syrienne aux Kurdes « étrangers », décidée et inscrite dans un décret sans qu’aucun de ses bénéficiaires potentiels n’ait encore récupéré ses droits, ne contribuent pas peu à ôter au régime en général, et à Bachar Al Assad en particulier, le peu de crédibilité dont ils pouvaient encore se prévaloir au sein de la population syrienne.
1.16 – Le régime a annoncé un dialogue sans parvenir à convaincre
Contraint par une situation de plus en plus délicate, le régime s’est finalement résigné à envisager, sans renoncer à des manœuvres, l’ouverture d’un « dialogue ». Au milieu du mois d’avril et au début du mois de mai, une journaliste proche du régime, Samira Al Masalmeh, puis la conseillère politique et médiatique du chef de l’Etat, Bouthayna Chaaban, ont successivement affirmé qu’elles avaient « initié un dialogue » avec des membres de l’opposition en vue de rechercher une issue à la crise. Elles ont toutes deux aussitôt été contredites par lesdits membres de l’opposition, qui ont reconnu avoir parlé avec elles, mais de manière informelle, et ont nié avoir entamé des négociations pour lesquelles ils ne disposaient d’aucune procuration de la part de quiconque. Au milieu du mois de mai, le ministre de l’Information, Adnan Mahmoud, a déclaré à son tour lors d’une conférence de presse que « les jours à venir allaient voir la mise en place d’un dialogue national global au niveau des gouvernorats ». Vague à souhait, la formule pouvait être comprise par chacun comme il le voulait. L’absence de référence explicite à « l’opposition » pouvait signifier la reconnaissance tacite, par le pouvoir, que ce n’était plus avec les seuls opposants traditionnels qu’il devait discuter, mais avec ceux qui, dans les rues des différentes villes, animaient depuis deux mois le mouvement. Mais elle pouvait aussi faire redouter que, une fois encore, le régime tente de diviser les rangs des manifestants pour circonscrire là où il le pouvait les protestations. D’autant que le rappel, par le ministre, de la « concomitance entre la restauration de la sécurité et de la stabilité, d’une part, et la mise en œuvre des réformes, d’autre part », signifiait que le pouvoir entendait dialoguer les armes à la main. On apprenait peu après que Bachar Al Assad avait chargé quatre de ses proches de mener ce dialogue. Il s’agissait des deux vice-présidents de la République, Farouq Al Chareh et Najah Al Attar, du conseiller pour les questions de sécurité du premier nommé, le général à la retraite Mohammed Nasif Khayr Bek, et de la conseillère politique et médiatique du chef de l’Etat, Bouthayna Chaaban. Ce choix a été accueilli avec un mélange de surprise et de moquerie par leurs futurs interlocuteurs, qui ont relevé l’âge vénérable de deux d’entre eux, le rôle largement décoratif joué depuis leur nomination par les deux vice-présidents, et le peu de considération manifestée naguère encore par le chef de l’Etat pour Bouthayna Chaaban, dont il n’écoute apparemment pas les conseil politiques et qu’il charge d’annoncer aux médias des projets qu’il n’a nullement l’intention de mettre en œuvre… Surtout, la poursuite simultanée de la répression sanglante a immédiatement rendu caduc tout espoir de voir les manifestants répondre à une telle proposition, qui ne pouvait que leur apparaître comme une manœuvre destinée non pas à répondre à leurs revendications politiques, mais à casser la dynamique de leur mouvement.
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Convaincu que « l’exception syrienne » le maintiendrait hors d’atteinte des soubresauts du « Printemps arabe », et persuadé que le mur de la peur édifié autour de sa population par près de 50 années d’état d’urgence et d’abandon de la société aux services de sécurité suffirait à le protéger, le régime de Bachar Al Assad a tardé à prendre la mesure du mécontentement des Syriens. Il a répondu à leurs demandes comme il l’avait toujours fait, en adoptant à leur égard une posture agressive et en s’efforçant de les réduire au silence par la force des armes. Deux mois après le début du mouvement de protestation, son bilan apparaît des plus mitigés. Certes, il est toujours en place et il a sauvegardé l’essentiel, son unité et celle des forces armées. Il conserve autour de lui un certain nombre « d’amis ». Mais il a déjà joué et gaspillé plusieurs cartes, puisque les manifestations se poursuivent et qu’elles vont même en se développant. Arrivées trop tard et proposant trop peu, les concessions finalement annoncées par le régime se sont révélées incapables de répondre aux revendications des manifestants, elles aussi devenues plus radicales avec le temps. Tout donne à croire que la « coalition autoritaire » au pouvoir continuera à « faire de la résistance ». Mais elle ne fera ainsi que s’enfoncer plus profondément dans l’impasse où, par aveuglement et surdité, elle s’est elle-même engagée.
(A suivre)
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