Par Delphine Minoui
03/05/2011
REPORTAGE – Environ 1500 familles syriennes ont quitté cette ville proche de la frontière pour gagner le Liban.
De notre envoyée spéciale à Beqaya.
De l’autre côté du pont de pierre qui sépare la Syrie du Liban, une masse sombre et épaisse se dessine à travers un horizon nuageux. Aussitôt, des voix de femmes résonnent dans le lit de la rivière. Puis les voilà qui prennent forme sous nos yeux, drapées dans de longues robes noires, le visage pâle, les yeux hagards. En quelques secondes à peine, ces mères de familles syriennes ont franchi ce petit corridor clandestin pour trouver refuge au pays du Cèdre.
«J’ai mal à la tête», gémit l’une d’elles, jetant au sol deux gros sacs en plastique. Ils sont remplis de vêtements, de chaussures et de bijoux amassés à la va-vite avant de fuir à pied la violence de Tall Kalakh, une ville située à 4 km de ce point de passage non officiel. Si l’armée libanaise ferme les yeux sur l’afflux soudain de réfugiés – environ 1500 familles depuis mercredi dernier, d’après un membre de la Sûreté générale libanaise -, ce n’est pas le cas du côté syrien. «Les tanks de l’armée syrienne encerclent Tall Kalakh pour en finir avec les manifestations antirégime. Pour arriver à la frontière, il nous a fallu traverser plus de cinq check points, et subir des interrogatoires», raconte-t-elle, tremblotante, avant de s’engouffrer avec ses compagnes d’infortune à l’arrière d’une voiture. Partagée entre la crainte de parler et l’envie de témoigner, elle finit par nous inviter à les suivre, à condition que leurs noms ne soient pas divulgués. «On a tant de choses à vous dire, mais ici, c’est trop dangereux», murmure-t-elle. Un demi-kilomètre plus loin, dans le village libanais de Beqaya, la porte s’ouvre sur un jardin rempli d’enfants. Accrochées aux fenêtres d’une maison en ciment blanc, des chaussettes sèchent au vent. La maîtresse des lieux, une Libanaise mariée à un Syrien, y héberge contre un modeste loyer une dizaine de familles de l’autre rive. «Il y a quelques jours, une femme et ses quatre enfants nous ont demandé secours en pleine nuit», dit-elle, en nous accueillant dans son salon.
À ses côtés, une des nouvelles venues s’est assise en tailleur sur un petit matelas qui, la journée, fait office de canapé. Elle s’emporte: «Bachar el-Assad est un rat !» Lundi, elle a pris le risque de faire rapidement l’aller-retour à Tall Kalakh pour y récupérer quelques biens après avoir fui, mercredi dernier, les combats qui y opposaient les forces pro-Assad aux manifestants. Dans son téléphone portable, elle a même rapporté la copie d’une vidéo prise vendredi – jour de manifestation en Syrie – par un voisin.
Répression sanglante
On y voit des milliers d’hommes défiler dans le souk en hurlant: «Sunnites et alaouites, nous sommes tous des frères !» Le message est fort. Il vise le régime du parti Baas syrien, contrôlé par les alaouites, une branche minoritaire du chiisme, au pouvoir depuis 1963, et que les protestataires de Tall Kalakh – ville à majorité sunnite – accusent de discrimination à leur encontre. D’après ces derniers, le pouvoir de Damas serait également en train d’armer les habitants des villages alaouites environnants pour qu’ils prêtent main-forte à la répression. Si notre interlocutrice ose «cracher» sur le régime, c’est parce qu’elle «n’a plus rien à perdre». «Mon mari a été arrêté il y a presque deux ans. Depuis, je suis sans nouvelle de lui. J’ignore s’il est mort ou vivant», nous confie-t-elle, en ajoutant que quinze autres membres de sa famille sont actuellement derrière les barreaux. Leur crime? «Si seulement je le savais… Vous savez, la répression n’est pas nouvelle. Ça fait plus de quarante ans qu’on étouffe», dit-elle.
Et puis, il y a six semaines, le verrou de la peur a fini par sauter. D’abord à Deraa, à 100 km au sud de Damas, où le premier cortège de protestataires est descendu dans la rue. Puis dans les autres villes du pays, où la contestation s’est progressivement propagée jusqu’à récemment atteindre la capitale. «À force de crever de faim et de voir une minorité au pouvoir s’enrichir sur notre dos, les Syriens ont fini par craquer», explique cet autre réfugié syrien, qui dit avoir également été inspiré par les révoltes tunisienne et égyptienne. Le prix à payer est pourtant élevé. «À Tall Kalakh, 40 personnes sont mortes depuis le début des manifestations, et 750 ont été arrêtées. Partout, sur les toits, il y a des tireurs embusqués. Ils s’attaquent même aux funérailles des manifestants morts sous les balles. Depuis quelques jours, l’eau et l’électricité ont été coupées», raconte-t-il.
Son récit est interrompu par l’arrivée d’un autre homme, les yeux cernés de fatigue. Le temps de reprendre sa respiration, il raconte sa traversée: «À chaque check point, j’ai été fouillé des pieds à la tête. Heureusement que je n’avais pas d’images dans mon téléphone portable. L’autre jour, ils ont arrêté un homme, rien que parce qu’il avait photographié une mitrailleuse de l’armée.» Craint-il que Bachar el-Assad ne reproduise, dans certaines villes, le massacre de Hama – commandité en 1982 par son père? «C’est déjà fait!», s’insurge-t-il. Malgré la répression sanglante, il envisage pourtant de repartir au plus vite.
À Tall Kalakh, de nouvelles manifestations sont prévues dès mercredi. «Au départ, nous demandions plus de liberté. Face à la tuerie qui est en cours, nous voulons désormais nous battre jusqu’à la chute du régime!», dit-il.