Chez les chiites, la question de l’imamat, c’est-à-dire du gouvernement de la « Oumma », relève de la doctrine. « Ce n’est pas une question de « fiqh » (jurisprudence), mais de « kalam » (théologie), c’est-à-dire de dogme, de doctrine , souligne M. Saoud el-Mawla, qui précise que chez les musulmans, il y a trois fondements (Ousoul) à la religion: Unicité de Dieu (Tawhid), la croyance en la prophétie de Mohammad et de tous les Prophètes, ainsi que les Livres Saints et les Anges (Nubuwwa), et la croyance au jour dernier(Ma’ad). Les chiites ont ajouté l’Imamat et la Justice Divine. Il s’agit donc là d’une question essentielle. Les chiites imamites, duodécimains, croient qu’il y a douze imams qui sont infaillibles, à l’instar du Prophète Mohammad et de sa fille Fatima. Sans ces quatorzes infaillibles, nommés par Dieu, il n’y a pas de religion selon le chiisme.
Avec l’occultation du douzième imam, l’imam Mahdi, il y a eu une période de confusion, de perdition, chez les chiites, car ils croyaient qu’il y aurait toujours un imam. Durant cette période de perdition, ils ont élaboré la notion de «marja’yya » (autorité de référence), en se basant sur les « hadiths » des imams.
Cette notion de «marja’yaa» est d’abord apparue avec la première (ou petite) occultation, la « ghayba el-soughra », car durant cette période, il y a eu quatre vices imam (députés). C’étaient eux la référence pour les chiites, lesquels leur payaient le « khoms » (le cinquième de ce qui abonde, ie. ce qui reste apres calcul des depenses utiles, des profits annuels de la personne qui doit être versé à l’imam). C’est par le biais de ces députés qu’ils envoyaient des lettres à l’imam Mahdi de qui ils recevaient ainsi des commandements. Cela a instauré chez les chiites la position du « marja’a » et la fonction du «khoms ». La « marja’yya » s’est établie définitivement après la grande occultation, ou la grande « ghayba », car il était alors acquis que l’Imam Mahdi était occulté et qu’il ne reviendrait qu’à la fin des temps.
« Des « hadiths » de l’Imam Mahdi et de l’Imam el-Sadek ont été interprétés pour souligner que les chiites doivent se référer dans leurs affaires aux ulémas savants, pieux et qui connaissent nos « hadiths » et nos jugements », ajoute Saoud el-Mawla. De là est née l’idée que le « marja’a » doit être le plus savant, le plus juste et le plus pieux des dignitaires religieux de son temps. Ceci a établi aussi une séparation nette entre l’état et la religion. L’état usurpateur, injuste, illégitime, car ne relevant pas de l’imam (occulté maintenant) ne pouvait pas être un état islamique.Mais l’existence d’un Etat, même injuste, usurpateur, est une nécessité pour la société et la vie, et les chiites répétent ici les paroles de l’imam Ali. En conclusion disons que durant la Ghayba du Mahdi, les chiites suivent leur marja’a en affaire de religion et de législation du statut personnel.et s’inscrivent dans le courant général de leur société (la Oumma) en affaire de gouvernement et de politique.. On retrouve ce sens avec Moussa Sadr, Mohammad Mahdi Shamseddin.et aujourd’hui en Iraq avec ayatollah Sistani et ayatollah Mohammad Saïd Hakim.
La « Takia »
La période durant laquelle les chiites attendaient le « mahdi » était appelée la « période de l’attente » (Intizar). Toute leur vie, les chiites doivent attendre le retour du « Mahdi ». Durant cette attente est né le concept de la « takia », qui signifie aujourd’hui cacher ses convictions ou les simuler.
« Beaucoup de chiites ont mal compris le concept de « takia ». L’Imam Mohammad Mahdi Shamseddine m’avait dit que le mot « takia » vient du mot « takwa », c’est-à-dire piété, c’est-à-dire la peur de Dieu, indique Saoud el-Mawla. Pour l’Imam Shamseddine et pour de nombreux ulémas, et ils utilisaient à l’appui de leur thèse tous les « hadiths » des douze imams, la « takia » signifie faire partie de la société, ne pas se distinguer des autres, mais pas dans le sens de l’hypocrisie ou de l’attitude visant à cacher ses convictions. La « takia » signifie donc s’intégrer totalement dans la vie politique et sociale. Mais pour d’autres ulémas, la takia signifie mentir, cacher ses convictions pour qu’à un moment donné, lorsqu’on est fort, on puisse renverser la situation ».
« Pour les chiites, tout gouvernement est un gouvernement usurpateur, injuste, à l’exception du gouvernement qui va être instauré par l’Imam el-Mahdi, ajoute Saoud el-Mawla. C’est lui seul qui peut annoncer le jihad, instaurer le gouvernement juste, le gouvernement de la justice divine. D’ici là, on est dans l’attente, on pratique la « takia », c’est-à-dire qu’on ne doit pas travailler pour instaurer un gouvernement islamique, mais travailler pour reformer les gouvernements existants. Telle était la position des Imams, depuis l’imam Ali, et jusqu’au douzième imam, position reprise par les fouqaha, les ulémas musulmans, les marjaa ».
Cela ne signifiait pas pour autant qu’il ne fallait pas participer à des révolutions, à la vie politique, à des protestations, à des mouvements en faveur de réformes, poursuit-il. Preuve en est l’émergence de plusieurs Etats « chiites », tels que le gouvernement Bouweihy (une famille chiite) à Bagdad du temps des Abbasides (8e- 9e siècle),ainsi que plusieurs autres gouvernements et états chiites durant les 8,9,10 et 11eme siècle, ou les révolutions populaires qui ont jalonnés l’histoire de l’islam,ou la pratique politique des Imams avec tous les gouvernements Omeyyade, Abbaside et autres ».
« Beaucoup d’indications tendent à confirmer que la « takia » ne voulait pas dire se désintéresser totalement de la chose publique, sans pour autant former un gouvernement islamique, car seul le Mahdi peut former un tel gouvernement car il est infaillible, il est nommé par Dieu, et les humains ne peuvent pas accomplir la justice divine », conclut Saoud el-Mawla.
L’empire Safavide v/s l’empire Ottoman
La notion selon laquelle seul le Mahdi était habilité à former un gouvernement islamique a été ébranlée avec l’émergence en 1501 de l’empire safavide, mis en place par la famille safavide, qui était une famille soufie des tribus turkmènes, sunnite, hanafite, comme tous les Turcs, mais avec des visées nationalistes.
« Lorsque les Safavides ont commencé à instaurer leur empire, ils sont entrés en conflit avec les ottomans qui sont eux aussi sunnites et hanafites, souligne Saoud el-Mawla. Les Safavides ont choisi d’adopter le chiisme duodécimain. Ils constituaient une secte soufie très proche des kazelbache, des bekdachi turcs, et ils croyaient en Ali et les Imams. C’était donc facile pour eux d’opérer ce changement vers le chiisme. Ces Safavide étaient comme les alaouites de Turquie. Pour eux, la priorité allait à l’ethnie, à l’identité, au pouvoir. Ils ont donc bâti toute leur conception du pouvoir sur une identité chiite propre à eux ».
Le grand chah Ismaël affirmait devant ses conseillers et émirs qu’il avait rencontré le Mahdi dans une caverne et que celui-ci lui avait donné son épée et son cheval (signes de pouvoir terrestre et de jihad). Il estimait ainsi être le dépositaire des pouvoirs du Mahdi, puisqu’il avait reçu son cheval et son épée, donc sa force et son pouvoir. Il affirmait aussi avoir vu l’Imam Ali dans un rêve et qu’il lui avait dit qu’il devait mener campagne. Mais il avait besoin de la légitimité des « marjaa », des « fouqaha », des ulémas, surtout ceux de Jabal Amel. Il a donc fait venir les ulémas de Jabal Amel pour leur demander de lui donner la légitimité et reconnaître qu’il est le remplaçant du Mahdi, soulignant qu’il instaurait son empire au nom du Mahdi. Cela a débouché sur quelque chose qu’on appelle la « niyaba royale», c’est-à-dire la députation spécifique revenant aux sultans Safavides.
Le chah Tahmâsp a ainsi nommé le faqih, un Libanais de Jabal Amel. Mais les « fouqaha » de Jabal Amel n’ont pas accepté l’idée selon laquelle le chah était le remplaçant (ou le député) de l’imam Mahdi. Il n’en demeure pas moins que les Safavides ont quand même instauré leur gouvernement qui est devenu un gouvernement chiite divin, c’est-à-dire qui a la bénédiction du Mahdi.
« La crise entre sunnites et chiites date surtout de cette période, la période de l’exacerbation des tensions entre l’empire ottoman et l’empire safavide. Bagdad était le champ de batailles entre les deux camps. Les Safavides ont donc instauré un empire sacré au sein duquel le chah était considéré comme le remplaçant du Mahdi », souligne Saoud el-Mawla. Ils ont fait introduire dans le chiisme beaucoup de pratiques qui n’existaient pas, comme l’indique Ali Chari’ati dans un livre important sur « le chiisme alaouite et le chiisme safavide » (alaouite ici en rapport avec Ali et non pas à la secte au pouvoir en Syrie).
Les Safavides affirmaient que l’Imam Hussein s’est marié avec Shahrabano, la fille du dernier shah perse (yazdagerd). Donc la lignée des Imams n’était pas uniquement une lignée sacrée du côté du père Hussein, mais aussi du côté de la mère. Ils ont introduit ainsi l’idée selon laquelle la famille sacrée était en même temps royale et divine, ce qui est historiquement faux.
« Les pratiques sanglantes et théâtrales de la Achoura ont aussi été introduites par les Safavides, précise Saoud el-Mawla. Même au Jabal Amel, cela a été introduit en 1912 par des réfugies iraniens à Nabatiyyeh, dans le but de faire l’identité chiite indépendante face aux Ottomans sunnites. On peut citer ici cette anecdote mentionnée par Chari’ati (et par tous les livres écrits par des voyageurs européens au XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles en Iran) : dans le théâtre de Achoura, ils introduisent un chrétien qui se passionne pour Hussein et le défend, alors que le sunnite le tue…Les Safavides ont introduits aussi la vénération de Abu-Lou’lou’a , un perse qui a tué le calife Omar, son mausolée est sacré et visité par des foules à Qom…Omar était à la tête de l’armée qui a conquis la perse..On comprend bien ici le sentiment nationaliste perse très violent».
Les premiers débats sur la « wilayat el-faqih »
C’est durant la période de la « niyaba royale » de l’Iman, ou la « députation spécifique » safavide des chahs, cautionnée par des faqihs, que l’on a commencé à discuter des pouvoirs du faqih, indique Saoud el-Mawla. Le débat a porté alors sur la « wilayat » du faqih, sur le fait de savoir quels devraient être les wilayat du faqih, c’est-à-dire sur quoi il devrait avoir un pouvoir, quel est son dominion(en anglais), car pour les chiites, pendant la période de la « ghayba » ou de l’occultation, même le « khoms », même la prière du vendredi, sont en principe interdits, car cela doit être fait uniquement sous l’autorité de l’Imam el-Mahdi, car lui seul est Juste, Infaillible et Divin.
Mais même avant cette époque, les fuqahas avaient commencé à élargir un peu le domaine de la « wilayat » du faqih, en ce sens qu’ils ont considéré que le faqih pouvait recevoir le « khoms ». Mais pendant des générations, ils conservaient ce « khoms » et ils le cachaient en attendant le « Mahdi », car cet argent devait être remis uniquement au « Mahdi ». La prière du vendredi était interdite. Quelques faqih ont cependant affirmé qu’ils pouvaient la faire dans certains cas. Mais plus important encore, le « jihad » était interdit, de même que les « houdoud », c’est-à-dire les législations et sanctions violentes, ainsi que l’utilisation de la violence pour commander le bien et interdire le mal. Cela est un devoir islamique mais il ne doit être accompli que sous l’autorité du « Mahdi ». Donc avec le faqih, on n’a pas en principe autorité d’utiliser la force pour commander le bien et interdire le mal.
Toutes les discussions sur la wilayat el-faqih datent de la période safavide, du XVIe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, date de l’avènement de l’empire Kadjarite, qui eux aussi ont utilisé cette wilayat. Pourtant, un seul faqih, Ahmed Mahdi Naraqi (fin du XVIIIe siècle) a élargi le pouvoir du faqih, en affirmant que le faqih peut instaurer un gouvernement islamique et que sa wilayat peut être absolue. Il se basait à cet égard uniquement sur deux « hadiths » qui ne donnent pas cette idée : ceux de l’Imam el-Sadek et de l’Imam Mahdi, lequel aurait transmis une lettre écrite disant que pendant son absence les chiites devaient s’en référer aux ulémas.
Moussa Sadr et Mohammad Mahdi Shamseddine
Dans la tourmente de la « marjaïya » iranienne
En 1906, l’Iran a été le théâtre d’une grande révolution, la révolution de la Constitution. Les iraniens ont participé à cette révolution pour tenter d’instaurer une royauté constitutionnelle de manière à contrôler le pouvoir par le biais de la Constitution, via le Parlement et un gouvernement parlementaire et constitutionnel. Tous les « foqaha », tous les ulémas du Najaf ont publié alors des fatwa soutenant la révolution de la Constitution iranienne (appelée Mashrouta). Le grand « marjaa » el-Naïni a publié un livre très connu sur le gouvernement constitutionnel démocratique.
Cette révolte a toutefois échoué et à la suite de quoi, le Chah a rétabli le despotisme. Soutenu par des Ulémas anti-constitution (on les appelle la Mustabidda), il a estimé qu’il fallait instaurer une « hawza » (école religieuse) à Qom pour faire face à la « hawza » de Najaf qui était la référence des constitutionnels iraniens.
Après la Première Guerre mondiale, le pouvoir des Pahlavis fut instauré. Le Chah Pahlavis a pris le pouvoir avec le soutien des Britanniques. Les Pahlavis étaient contre la « hawza » et contre les religieux. C’était la période de l’occidentalisation et de la laïcisation par en haut, comme en Turquie et en Afghanistan. C’est alors qu’a commencé la période du conflit avec les religieux. Ce fut donc la période de la persécution des religieux de Qom jusqu’à la révolte de 1963.
Pendant cette période, les ulémas de Najaf ont participé à la vie politique de l’Irak, notamment lors de la révolte de 1915 contre les Britanniques, jusqu’à la grande révolte de Najaf de 1920, sans compter l’instauration du gouvernement du roi Fayçal auquel les chiites furent associés. Le grand Imam de l’Irak à l’époque des rois hachémites, puis des coups d’état, était Mohsen el-Hakim. «C’est lui qui a envoyé Moussa Sadr puis Mohammad Mahdi Shamseddine au Liban, indique Saoud el-Mawla. En 1963, à la période où Mohsen el-Hakim était à son apogée à Najaf, le grand « marjaa» des chiites de Qom était le grand Imam iranien Broujerdi. Khomeyni n’était pas alors un « marjaa ». En 1963, lorsqu’éclata la grande révolte, Khomeyni fut exilé par le Chah qui voulait l’emprisonner ou même le tuer, mais les « marjaa » de Qom à cette époque ont tenu, en présence de Broujerdi et Chariaat Madari, les grands « marjaa » de l’époque, une réunion avec les « marjaa » de Najaf, comme Mohsen el-Hakim. Les représentants des deux écoles ont publié un communiqué affirmant que Khomeyni est un « marjaa », dans le but de le protéger. Il a donc été exilé à Najaf, au début de 64 ».
De 1964 à 1969, Khomeyni a donné des cours à Najaf. Son livre «al-houkouma el-islamiya» (« le gouvernement islamique ») ou «wilayat el-faqih», publié en 1979, est un recueil des cours qu’il a donnés en 1969 à Najaf.
« A cette période, souligne Saoud el-Mawla, entre 1964 et 1969, Mohsen el-Hakim, et avec lui la famille el-Hakim, ainsi que Moussa Sadr et Mohammad Mahdi Shamseddine pratiquaient une politique plutôt démocratique, se basant sur le fait qu’il faut œuvrer à bâtir la société chiite, à intégrer les chiites dans leur pays respectif, sous le slogan de la justice ».
En 1958 est apparu le parti « al-Da’wa ». Tous les ulémas de cette époque ont participé à la formation du parti « al-Da’wa », mais deux ans plus tard, en 1960-1961, Mohsen el-Hakim a rendu publique une « fatwa » recommandant de quitter le parti car il estimait que c’était une copie chiite du parti des Frères musulmans. En effet, tous les écrits de Sayyed Qotob étaient diffusés et discutés à Najaf, dont le concept de « hakimiyya », introduit par Sayyed Qotob et le Pakistanais Mawdoudi, et selon lequel le pouvoir retourne à Dieu, et donc les représentants de Dieu doivent prendre le pouvoir. Pour Sayyed Qotob, c’était l’avant-garde islamique qui devait prendre le pouvoir ; pour Khomeyni, c’étaient les « fouqaha ».
L’idée de « hakimiyya » s’est traduite ainsi par l’idée de wilayat el-faqih. Le faqih tient le pouvoir divin de l’Imam Mahdi, donc c’est lui qui est seul capable d’instaurer un gouvernement islamique. Sayyed Qotob et Mawdoudi parlaient d’une avant-garde islamique et de Frères musulmans qui devaient instaurer un gouvernement islamique. Comme Khomeyni était chiite, il disait que dans la khilafa (ou succession du Prophète), les Imams étaient les plus aptes et devaient assurer la khilafa (la relève) et après eux, par conséquent, c’étaient les « fouqaha » qui étaient les descendants de ces Imams.
La conception de wilayat el-faqih est donc d’instaurer un pouvoir où le faqih est un gouverneur absolu. Il tient tous les pouvoirs de l’Etat, et c’est lui qui légitimise les pouvoirs, y compris le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Il peut déclarer le jihad, avoir recours à la violence. Ils ont dons donné au faqih tous les pouvoirs qui étaient du ressort de l’Imam occulté, infaillible. Pour comprendre cette évolution, il faut prendre en considération deux idées : l’une est l’importance et l’influence des idées sunnites de Mawdoudi et Sayyed Qotob; et la seconde est la révolte populaire en Iran, avec la chute du régime du Chah.
Dans ce cadre, il serait utile de faire un bref rappel historique. « Tous les faqih musulmans chiites contemporains, dont notamment Mohsen el-Hakim, el-Khoï, Sistani, Moussa sadr, Mohammad Mahdi Shamseddine, étaient contre la wilayat el-faqih, précise Saoud el-Mawla. Ils ont introduit la notion de wilayat el-oumma, c’est-à-dire que pendant la periode d’attente du retour du Mahdi, les gens ont la Wilaya sur leur vie ici-bas, et que le pouvoir devrait revenir au peuple, à la nation, par le biais d’élections démocratiques. Ils disaient exactement cela : durant la période de la ghayba, ou l’attente de l’Imam, la participation à la vie nationale et politique devrait se faire par le biais des élections, ce qui signifie que l’on mandate celui qui est choisi par les électeurs. Par contre, dans la wilayat el-faqih, le mandat vient de l’Imam Mahdi. C’est donc le Mahdi qui a mandaté le faqih ».
Dans l’histoire de la révolution islamique, entre 1979 et 1981, il y a eu une grande alliance. Il y avait notamment le mouvement démocratique islamique, dont l’Imam Moussa Sadr faisait partie ; ce mouvement s’appelait le « mouvement de libération de l’Iran », dirigé par Mahdi Bazerkan et Ibrahim Yazdi, et dont Ali Chariaati faisait partie, ainsi que l’ayatollah Taliqani. C’était un mouvement islamique démocratique.
Bazerkan a été le Premier ministre de la nouvelle République islamique. Après lui est venu le président Banisadr qui était d’une autre tendance, qui s’appelait le Front national, lequel est également islamique démocratique, datant de l’époque de Mousaddak.
« Khomeyni a fait un coup d’état au sein de la Révolution islamique, à l’instar de ce qui s’est produit après la mort de Khomeyni avec Khamenéï, lorsqu’il y a eu un coup d’état contre Mountazari, souligne Saoud el-Mawla. Entre 1979 et 1981, on se trouvait en Iran en présence de toutes ces forces islamiques démocratiques, les forces islamiques révolutionnaires, comme les Moujahidine Khalek, les forces marxistes, comme les fedayine Khalek, le Toudeh(parti communiste)etc… A l’ombre de ce tableau, des référendums ont été organisés sur la Constitution. La première Constitution qui a été écrite ne mentionnait rien sur la wilayat el-faqih. Puis un grand débat sur le terme démocratie a été initié afin d’adopter la mention islamique démocratique. Mais c’est le terme de République islamique qui a été en définitive adopté. Il n’en demeure pas moins qu’il y a eu à cette époque un débat sur le terme « démocratique », surtout de la part de Mahdi Bazerkan, Yazdi et le mouvement de libération nationale. Il y a eu conflit sur ce plan ».
Et Saoud el-Mawla d’ajouter : «Dans les années 75-78, il y a eu un grand conflit entre Khomeyni et Moussa Sadr. Khomeyni était à Najaf et Moussa Sadr au Liban. Hachemi Rafsandjani est venu en 1975 au Liban spécialement pour essayer d’entreprendre une mission de conciliation entre les deux. Le conflit portait sur la « marjaïya » de Mohsen el-Hakim. Moussa Sadr soutenait que le « marjaa » était Mohsen el-Hakim à Najaf, et après Mosen el-Hakim venait l’Imam el-Khoï. Il n’acceptait donc pas la « marjayaa » de Khomeyni », ni d’ailleurs la Wilayat-faqih.
Les premiers débats sur la « wilayat el-faqih »
C’est durant la période de la « niyaba royale » de l’Iman, ou la « députation spécifique » des sultans safavides (ou chahs), cautionnée par des faqihs (pas tous), que l’on a commencé à discuter des pouvoirs du faqih, indique Saoud el-Mawla. Le débat a porté alors sur le fait de savoir quels devraient être les wilayat du faqih, c’est-à-dire sur quoi il devrait avoir un pouvoir, et quels sont les limites de son pouvoir. Car pour les chiites, pendant la période de la « ghayba » ou de l’occultation, même le « khoms », même la prière du vendredi, sont en principe interdits, car cela doit être fait uniquement sous l’autorité de l’Imam el-Mahdi, car lui seul est Juste, Infaillible et Divin.
Mais même avant cette époque, les fuqahas avaient commencé à élargir quelque peu le domaine de la « wilayat » du faqih, en ce sens qu’ils ont considéré que le faqih pouvait recevoir le « khoms ». Mais pendant des générations, ils conservaient ce « khoms » et ils le cachaient en attendant le « Mahdi », car cet argent devait être remis uniquement au « Mahdi ». La prière du vendredi était aussi interdite chez la plupart des fuqahas. Quelques faqih ont cependant affirmé qu’ils pouvaient la faire dans certains cas. Mais plus important encore, le « jihad » était interdit, de même que les « houdoud », c’est-à-dire les législations et sanctions violentes, ainsi que l’utilisation de la violence pour commander le bien et interdire le mal. Cela est un devoir islamique mais il ne doit être accompli que sous l’autorité du « Mahdi ». Donc avec le faqih, on n’a pas en principe autorité d’utiliser la force pour commander le bien et interdire le mal, ni pour déclencher le jihad ou préparer une guerre ou imposer des lois qui nécessitent l’utilisation de la violence de la part de l’Etat… Bref, tout ce qui relève du domaine des pouvoirs souverains de l’Etat.
Toutes les discussions sur la wilayat el-faqih datent de la période safavide, du XVIe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, date de l’avènement du règne des Kadjarites, qui eux aussi ont utilisé cette wilayat. Pourtant, un seul faqih, Ahmed Mehdi Naraqi (fin du XVIIIe siècle) a élargi le pouvoir du faqih, en affirmant que la wilayat du faqih peut être absolue. Khomeiny a repris cette notion élargie pour dire que le faqih peut instaurer un gouvernement islamique. Il se basait à cet égard (comme Naraqi) uniquement sur deux « hadiths » qui ne donnent pas cette idée : un hadith de l’Imam Mahdi, lequel aurait transmis une lettre écrite disant que pendant son absence les chiites devaient se référer aux ulémas, et un autre de l’Imam el-Sadek disant que « ceux parmi les shias qui connaissent nos hadiths peuvent être les juges » (l’imam a utilisé le mot Hakam=juge,et non pas Hakim=gouverneur).
Les prémices du projet du Hezbollah
« Le projet Hezbollah a commencé à être préparé à partir de 1978 », souligne Saoud Mawla. En effet, le parti al-Daawa a rendu publique une fatwa dans les années 75 visant à infiltrer le mouvement Amal. Tous les leaders d’al-Daawa qui ont fondé le Hezbollah étaient affiliés à Amal en 1975, du temps de Moussa Sadr ». Cela est mentionné dans le livre de l’un des membres d’al-Daawa, Ali el-Mou’men, sur l’histoire du mouvement islamique en Irak. On retrouve aussi des indications à ce propos dans le livre de Negib Noureddine, proche de cheikh Mohammed Hussein Fadlallah, sur Amal et le Hezbollah au Liban.
« Je suis personnellement au courant de ces faits du fait de mon expérience personnelle, déclare Saoud Mawla. Celui qui avait transmis (au Liban) la fatwa susmentionnée de l’Irak est un des responsables d’Amal et du parti al-Daawa. Il a été tué par les Irakiens. Lorsque le parti al-Daawa a commencé à encaisser des coups durs en Irak du temps de Saddam Hussein, les Libanais ont regagné le Liban, à l’instar de cheikh Sobhi Toufeyli ou sayyed Ali el-Amine. C’étaient des membres du Daawa. Ils sont rentrés au Liban à partir de 1975. Tel est le cas aussi d’un des grands leaders d’al-Daawa, cheikh Ali Kourani (Libanais, l’un des fondateurs du Hezbollah), et de Husein Kourani (un des chefs du hezbollah), Abbas Mousawi, , etc. qui étaient tous membres d’al-Daawa. D’autre part, des étudiants du Daawa (2ême génération) se regroupaient à Beyrouth sous l’égide de l »Union Islamique des étudiants », dirigée par Mohammed hussein Fadlallah: parmi eux Mahmoud Komati, Mohammed Raad, Naïm Kassem, Mohammad Saïd Khansa, etc.».
Force est de relever dans ce cadre que Sobhi Toufeyli est aujourd’hui opposé à la wilayat el-faqih en dépit du fait qu’il faisait partie d’al-Daawa et qu’il a été l’un des fondateurs du Hezbollah, ainsi que sayyid Ali alAmin.. Un grand conflit a éclaté au sein d’al-Daawa sur la wilayat el-faqih. Le Daawa était contre la wilayat el-faqih jusqu’en 81. Un congrès de ce parti s’est tenu en Iran en 1981. La délégation libanaise comprenait alors Sobhi Toufeyli et Naïm Kassem, notamment. Après ce congrès, le Daawa est devenu trois partis, puis quatre, et aujourd’hui, ils sont sept partis en Iraq qui se réclament tous de l’héritage de ce parti.
« En 1979, est apparu donc un Etat (islamique), un gouvernement (islamique) central, qui s’est infiltré dans les milieux irakiens, libanais etc., rappelle Saoud Mawla. Des divergences ont alors éclaté entre les ulémas du Liban. La tendance khomeyniste est apparue au grand jour sur la scène libanaise après 1982 ».
« Le mouvement Amal étant ainsi un parti chiite, il fallait l’infiltrer et le diriger de l’intérieur, selon la logique d’al-Daawa, souligne M. Mawla. Le Daawa utilise à cet égard la tactique trotskyste dite de l’«entrisme » (infiltration). Notons dans ce contexte que deux des grands leaders du parti al-Daawa en Iraq étaient membres du Hezb el-Tahrir sunnite (l’un d’eux est un libanais de la famille Soubaiti) et deux étaient membres des Frères musulmans ».
« Moussa Sadr était en conflit avec le parti al-Daawa, indique Saoud Mawla. Je me rappelle qu’en 1975, lorsqu’il a tenu le congrès fondateur d’Amal, et lorsque le pacte d’Amal a été lu, il a été mentionné que Amal se base sur l’Islam. Naïm Kassem s’est alors levé et a demandé à Moussa Sadr : « De quel Islam vous parlez » ? Et Moussa Sadr lui a répondu : « L’Islam selon la conception de Moussa Sadr et non pas selon la conception du parti al-Daawa, ya cheikh Naïm ». Je me rappelle de cela, ça s’est passé en 1975 ».
L’émergence d’Amal islamique
L’objectif d’al-Daawa était donc, manifestement, d’infiltrer Amal dès cette époque … A cette réflexion, Saoud Mawla répond sans détours : « Le parti Daawa était la seule organisation militante chiite organisée selon les critères bolchéviques…et Amal est devenu un grand mouvement politique de masse après 75. Il ne faut pas oublier en outre que l’autre tendance Khomeyniste s’est implantée au Liban a partir de 1975 aussi, avec Mohammad Montazari (surnommé Ringo!!), Mohammad Saleh Husseini, Ali Akbar Mohtachemi, Mohsen Rafiq Doust, Jalal Farsi, et Ahmad Khomeyni etc. qui étaient dans les rangs de la révolution palestinienne au Liban-Sud ».
« Etait présente aussi la tendance iranienne des réformateurs qui ont soutenu Moussa Sadr, tels Mostapha Shomran et Sadeq Qotb Zadeh (tous deux tués en Iran après la révolution), ajoute M. Mawla. Lorsque Amal islamique a été formée en 1982, tous ces gens étaient là, ceux qui ont formé le Hezbollah par la suite. Ils étaient affiliés à Amal et faisaient partie de la Révolution palestinienne. Amal islamique a été formé en juin 1982 lorsque Nabih Berry a accepté de s’asseoir à la même table que Béchir Gemayel et Walid Joumblatt, lors de la formation du comité de salut. A l’époque, la Békaa était totalement contrôlée par les Iraniens et du fait de l’invasion de 1982, il n’y avait plus d’Etat, ni d’armée libanaise, et plus de Amal … ».
« En 1985, le Hezbollah a été officiellement formé, poursuit M. Mawla. Entre 82 et 85, nous avons assisté à la consolidation du pouvoir islamique dans la Békaa, avec la radio, le journal, les ‘hawza’, la propagande et l’encadrement révolutionnaire des militants par les pasdarans, qui sont venus en juin 1982 et ont occupé la caserne de l’armée libanaise de Cheikh Abdallah. Il y avait donc Amal islamique, al-Daawa, les comités islamiques, les comités de soutien à l’Iran, les militants du Fateh, etc. ».
De la « marjayaa » irakienne à la « marjayaa » iranienne
Et Saoud Mawla de poursuivre : « La théorie de Khomeiny ne pouvait pas réussir s’il n’y avait pas eu un gouvernement islamique en Iran issu d’une grande révolution populaire. Un Etat pétrolier avec de grandes ressources a pris la relève des Palestiniens, des Irakiens, des Libyens etc. dans deux domaines : la lutte armée au sud et le renforcement de la société chiite. Mais cette fois avec une idéologie religieuse chiite, plus proche des masses que l’idéologie de la lutte palestinienne ou de la gauche….D’autre part, il y a eu une scission au sein d’al-Daawa, et en 81, le parti al-Daawa, section Liban, s’est dissout. Ils ont annoncé en 1982 la dissolution du parti pour former le Hezbollah. Le comité dirigeant du Hezbollah formé par les Pasdarans à Baalbek, en 1982, groupait 7 membres représentants le parti Daawa, Amal islamique, et les différents comités mentionnés plus haut, ainsi que les groupes pro-palestinniens ».
« Les ulémas sont aussi passés de la ‘marjayaa’ irakienne de Najaf à la ‘marjayaa’ iranienne mais non sans problèmes, précise-t-il. L’Imam Chamseddine a combattu jusqu’à sa mort cette tendance. N’oublions pas que le Najaf était sous le joug de Saddam Hussein, ce qui a fait de Qom (avec le soutien de l’Etat iranien) la nouvelle marjayaa ».
Le Hezbollah et la République islamique iranienne
La grande question que nombre de Libanais se posent souvent est de savoir quelle est la nature exacte et la véritable portée de la relation du Hezbollah avec le régime des mollahs iraniens. Et dans ce cadre, le Hezbollah est-il l’émanation de quelle faction de la République islamique ?
« Le Hezbollah est un mouvement qui a une base libanaise car il est issu de Amal, du parti el-Daawa et des militants qui ont combattu avec les Palestiniens, indique Saoud el-Mawla. Hezbollah est aujourd’hui Le Parti des chiites par excellence..c’est à dire le parti de l’identité et du pouvoir chiite dans un pays confessionne.. En même temps l’idée d’être un parti iranien trouve un écho favorable chez les chiites (même la bourgeoisie traditionnellement occidentalisée) qui n’ont pas eu de soutien extérieur comme les autres communautés durant la période Ottomane ou du mandat francais. Mais le parti est aussi une création des Pasdarans qui suivent l’Imam ou le wali-faqih. Il ne faut pas oublier que ce sont les Pasdarans qui ont installé la première base à Baalbeck qui s’appelait ‘Ochak el-chahada’, les ‘amoureux du martyre’. Ils étaient des centaines. Entre 82 et 85, tous les chiites qui étaient contre l’occupation israélienne, qui voulaient résister à l’occupation, ou qui étaient contre Amal, ou contre le régime libanais, qualifié de sectaire, venaient à Baalbeck où ils étaient endoctrinés et entraînés au maniement des armes et des slogans révolutionnaires. Toute la structure et l’organisation du Hezbollah ont été bâties à cette période, entre 82 et 85, par les Pasdarans. Les Pasdarans qui sont venus à l’époque au Liban faisaient partie des forces du ‘fawj el-Qods’, la brigade de Jérusalem ».
« Les Pasdarans sont devenus une grande armée en Iran, précise Saoud el-Mawla. Au début de la Révolution iranienne, Khomeiny et les islamistes n’avaient pas confiance dans l’armée qui était celle du Chah. Ils n’avaient pas de structure propre à eux. Ils ont donc créé les comités révolutionnaires et les tribunaux révolutionnaires qui ont liquidé des centaines de cheikhs, d’ulémas, sous la houlette du fameux Sadek Khalkhali. Les comités révolutionnaires se sont ensuite transformés en groupe armé. Ils ont décidé de bâtir une armée, indépendante de l’armée officielle qu’ils ne pouvaient pas contrôler. Les Pasdarans sont donc une armée en bonne et due forme, avec aviation, marine, technologie avancée, etc. ».
Peut-on ainsi considérer que le Hezbollah c’est l’équivalent des Pasdarans en Iran ? «équivalent oui mais avec une nuance… car en Iran ce qu’on appelle Hezbollah constitue les bandes civiles des Pasdarans, répond Saoud el-Mawla. Les Pasdarans sont les militaires. Les Passijs sont les volontaires dans les villages, ce sont les jeunes qui sont membres des Pasdarans mais auxquels on a recours lorsqu’il y a une crise. Le Hezbollah en Iran est le mouvement politique qui n’a pas eu une grande influence, c’est le titre utilisé par les Pasdarans ou les Passijs quand ils mènent une attaque dans des villes,contre les civils ou les étudiants.».
Comment expliquer donc ce qu’est le Hezbollah libanais dans la logique iranienne ? «Le Hezbollah a expliqué lui-même ce qu’il est, précise M. Mawla. 1) Il se considère comme « le parti de la Révolution islamique au Liban ». Cela est dit textuellement (donc l’équivalent des pasdarans). 2) Il considère qu’il fait partie de l’armée al-Qods que Khomeiny a commencé à bâtir. 3 ) Il est un bataillon dans l’armée de Jérusalem. 4) Le Hezbollah affirme que le wali el-faqih est son chef dont le pouvoir s’étend à tous les pays. Tout cela est dit textuellement de la bouche de Ibrahim Amine el-Sayyed, de Hassan Nasrallah, ou bien de Naïm Kassem dans son dernier livre publié en 2003».
« Donc le wali el-faqih est un gouvernement politique, c’est l’Etat iranien, c’est le chef de l’Etat iranien, qui n’a rien à voir avec la religion et le chiisme pour la grande majorité des ‘fouqaha’ et des ulémas, ajoute M. Mawla. Le Hezbollah a été fondé, carrément, par le wali el-faqih, et c’est là un point essentiel. Il a été fondé par une délégation iranienne, les Pasdarans, qui sont venus au Liban sous l’autorité du wali el-faqih qui, seul, a le pouvoir de constituer un parti, un mouvement, dans tous les pays. Il y a eu un Hezbollah en Arabie Saoudite, au Koweït, et pas seulement au Liban. C’est donc un parti international, mais il est évident qu’au Liban il a été le plus actif, le plus encadré et organisé, et ceci en raison de la situation libanaise confessionnelle et de l’occupation israélienne ».
Et de poursuivre : «Cette période était la période « romantique », celle de l’exportation de la Révolution. Les Pasdarans étaient l’outil de l’exportation de la Révolution dans tous les pays, et plus particulièrement au niveau du Hezbollah car cela plaçait l’Iran en confrontation avec Israël. A travers le Hezbollah, l’Iran est arrivée en Palestine avec le Hamas et le Jihad islamique. Ils savent qu’il s’agit là de la question qui peut toucher l’Occident. Ils sont sur la frontière avec Israël et peuvent ainsi soulever les masses arabes. Puis il y a eu la période de l’iranisation avec Rafsandjani puis Khatami. Les intérêts de l’Iran prévalaient alors. Khaménéi était le plus proche allié de Rafsandjani en 89. En 92, Rafsandjani, qui était président, a commencé à protéger la gauche, comme Khatami. Ce dernier était dans la ligne de Khomeiny, mais tous les autres khomeynistes ont été chassés du gouvernement sauf Khatami qui était le protégé de Rafsandjani. Quand il a été obligé de l’évincer du gouvernement, il l’a nommé recteur de la bibliothèque nationale. C’est en cette qualité que Khatami est venu au Liban faire sa campagne présidentielle. Ensuite, Rafsandjani a soutenu Khatami pour la présidence et c’est alors qu’est apparu le conflit avec Khaménéi. Rafsandjani a ainsi commencé à jouer son propre jeu. Malheureusement, la tendance Khatami est entrée en conflit avec Rafsandjani. Il y a eu une tendance ultra gauchiste dans le clan Khatami qui est allée très loin dans la confrontation avec Rafsandjani. Khaménéi a utilisé ce développement. Il a soutenu Ahmadinajad au lieu de soutenir Rafsandjani et Khatami. Mais la raison de la victoire de Ahmadinajad réside aussi et surtout dans la politique américaine qui n’a rien donné aux réformateurs iraniens, ce qui a favorisé les extrémistes. Notez bien que le durcissement du hezbollah c’est opéré après l’arrivée de Najad au pouvoir en Juin 2005 ».
« Actuellement, plusieurs leaders conservateurs proches de Khaménéi , en plus de Rafsandjani, sont contre Ahmadinajad, souligne encore M. Mawla. Celui-ci représente une autre tendance, il ne vient pas de l’institution religieuse. Il vient des Pasdarans et en même temps d’une nouvelle secte, les Mahdaoui dont le grand chef spirituel est cheikh Bahjat. Au sein du Hezbollah, il y a une tendance mahdaoui. Ce qui est dangereux, c’est que la crise du chiisme perse dans la deuxième moitié du 19e siècle a donné naissance au Babisme, lequel a donné naissance au Bahaïsme. Le Bab, c’est la porte. Celui qui a lancé le Babisme prétend que c’est lui la porte pour accéder à l’Imam Mahdi. Il prépare la venue du Mahdi. Le Babisme a donné donc naissance au Bahaïsme. Le Bahaa, qui est l’un des disciples du Bab, a dit que c’était lui le Mahdi, c’était lui le Messie,le divin incarné. Il y a toujours eu une tendance dans le chiisme à créer du Babisme, du Bahaïsme, et ceci est très dangereux aujourd’hui quand on entend Ahmadinajad dire que son gouvernement prépare le chemin du Mahdi. Dans le Hezbollah aussi, une grande tendance prétend que ses guerres préparent le chemin au Mahdi. Je tire ici la sonnette d’alarme ».
A la lumière de tout ce qui précède, est-ce que la wilayat el-faqih et le pluralisme sont conciliables ? « Non, ils sont inconciliables, affirme M. Mawla. Avant 92, le Hezbollah se considérait comme un parti qui n’avait rien à voir avec le pouvoir politique libanais. C’était la période de l’exportation de la Révolution par les Pasdarans. Cela a duré jusqu’en 92. A partir de 92, il y a eu la conférence de Madrid, la guerre de l’Irak, les bouleversements provoqués par l’effondrement de l’Union soviétique. Il y a eu aussi durant cette période une guerre entre l’Iran et la Syrie au Liban, entre Amal et le Hezbollah. Le changement dans la politique iranienne après 92 a débouché sur la participation du Hezbollah à la vie politique libanaise et aux élections, et sur l’éviction de cheikh Sobhi Toufayli, à l’instigation de Khaménéi. Ce changement s’est traduit par un accord entre les Iraniens et les Syriens (l’accord de Damas 2, entre Amal et Hezbollah, supervisé par Wilayati et Assad). En vertu de cet accord, les Iraniens ont obtenu une part dans le pouvoir politique libanais et le Hezbollah a obtenu la poursuite de sa résistance au Sud et l’interdiction de toute autre résistance. Le Sud a ainsi été une chasse gardée pour le Hezbollah. Cheikh Sobhi Toufayli a alors dit que le Hezbollah est devenu un gardien de la frontière israélienne. C’est dans ce contexte, à partir de 92, que le Hezbollah s’est engagé sur la voie du renforcement de son influence dans le système libanais ».
Dans ce contexte, peut-on dire qu’il existe un projet réel d’Etat islamique au Liban mené par le Hezbollah ? Ce projet d’Etat du Hezbollah est-il possible, le Hezbollah a-t-il la conviction qu’il peut mener à bien son projet ? « Nul besoin d’un projet libanais spécifique, souligne sur ce plan M. Mawla. On oublie que pour le Hezbollah, l’Etat islamique a été instauré en Iran. Il y a donc un Etat islamique au niveau du « centre ». Tout ce qui reste, ce sont des détails. Il faut donc renforcer et défendre cet Etat islamique, défendre sa politique. Le Hezbollah est donc un avant-poste de l’Iran au Liban.Pour cela on utilise le terme « Saha » et non pas patrie ou nation. Le Liban est une place publique (Saha) et le joueur principal est l’Iran, puis la Syrie…. Maintenant, leur idée n’est pas d’installer un Etat islamique dans tous les pays car il y un Etat du Mahdi, et on prépare donc maintenant la venue du Mahdi. C’est donc la Révolution continue mais à des phases, à des rythmes différents dans tous les pays. Le Liban est l’arène pour la confrontation avec l’Occident et Israël».
« Evidemment, le Hezbollah n’a pas dans l’immédiat un projet d’établissement d’un Etat islamique, mais la tournure prise par les événements, notamment au plan démographique et politique, va dans ce sens, ajoute encore Saoud el-Mawla. Leur projet (la lettre ouverte du 16 février 1985 et qui reste le seul document officiel) est basé sur le fait que pour eux, il n’y a pas de Liban, le Liban n’est pas un Etat indépendant, n’est pas une patrie définitive, n’est pas une nation. Dans le fond, le Hezbollah était contre Taëf, contre la République, et contre la démocratie parlementaire. Ajoutons à cela qu’avec Ahmadinajad, on est dans un danger perpétuel. On est utilisé pour la cause iranienne sacrée, et sur la voie de l’Harmageddon finale et la venue du Mahdi ».
Mais malgré tout, certaines parties minimisent au maximum le problème de la wilayat el-faqih … « La wilayat el-faqih constitue un problème réel pour l »Iran avant tout, puis pour nous déclare à ce propos M. Mawla. Les Iranniens, comme nous, veulent la liberté, l’indépendance et la démocratie.. la wilayat alfaqih c’est l’armée islamique pour Jérusalem, c’est les Pasdarans, c’est la Révolution islamique continue,c’est le despotisme religieux. Le projet réel c’est un Etat islamique installé en Iran, et des satellites qui tournent autour et le protègent. Un peu comme du temps de l’Union soviétique et des partis communistes à l’époque de l’Union soviétique, avec la différence qu’à l’époque il s’agissait de partis politiques, alors que là, nous sommes en présence d’armées. Minimiser la Wilayat el-faqih relève d’un opportunisme aveugle, doublé d’un fascisme ignorant, car il se croit intelligent et fort, utilisant la force chiite pour imposer sa présence », conclut sans détours M. Mawla.
La « wilayat el-faqih » et la lutte pour le pouvoir en Iran
Le système de la « wilayat el-faqih » et, surtout, son étendue sont loin de faire l’unanimité en Iran ou en Iraq. Après la disparition de l’Ayatollah Khomeyni, la République islamique iranienne a été le théâtre d’une sombre lutte pour le pouvoir qu’il n’est pas inutile d’évoquer en raison des retombées évidentes sur le Liban et la situation du Hezbollah.
« Dans la culture perse, il y a cette idée d’un ‘roi’ divin qui remonte à l’empire (Shahinshah ou roi des rois), souligne Saoud el-Mawla. Cette idée s’est renforcée dans la pensée chiite iranienne avec la wilayat el-faqih ; c’est comme le césaro-papisme. Il y avait le Chah et le faqih, le sultan et le faqih. Le Shah Darius était en même temps un chef religieux. Cette idée n’a rien à voir avec le chiisme, ni d’ailleurs avec les chiites du Liban ou de l’Irak ou d’autres pays arabes. Même l’Iran ne peut pas poursuivre sur cette voie. L’Iran a été islamisée puis chiitisée par les Arabes, et a toujours entretenu une relation religieuse et culturelle avec Najaf. Elle ne peut pas continuer avec cette dictature despotique. La wilayat el-faqih a été introduite par Khomeiny suite à une grande révolution populaire. C’est comme la dictature des bolcheviques en Union soviétique ou le guide supreme Mao en Chine. Notons ici qu’au début même Khomeiny n’a pas dit que le wali el-faqih a un pouvoir absolu. Il a conditionné ce pouvoir dans plusieurs secteurs et domaines. Il n’avait pas de pouvoir absolu. Il n’était pas, par exemple, le chef suprême de l’armée. Il devait aussi se référer au gouvernement ou au Parlement pour certaines décisions. Il devait s’en référer aussi au conseil des experts dans certains cas ».
« Une sorte de coup d’Etat a eu lieu avant la mort de Khomeiny quand le vice faqih, qui était cheikh Montazari, a commencé à donner des cours (des conférences) à Qom pour souligner que la wilayat el-faqih devait être réduite, qu’il faut parler de la wilayat de la ‘oumma’, ajoutant à ce propos que le faqih a instauré la Révolution islamique, l’Etat et le gouvernement, et que maintenant il faut retourner au peuple, aux élections, aux institutions ».
« Il y a eu alors une alliance entre le fils de Khomeiny, Ahmed, Hachémi Rafsandjani, le grand pragmatique, et Khaménéï, poursuit Saoud el-Mawla. Ils ont fait un coup d’Etat contre Montazari, d’un côté, et contre ce qu’on appelait dans le temps la ligne de l’Imam Khomeiny, qui était représentée surtout par Mohtachemi,Mousawi,Karroubi ,et par Mohammed Khatami, qui était l’un des grands dirigeants de la ligne de l’Imam. Ils ont d’abord évincé Montazari par une fatwa de Khomeiny, dans une lettre de Khomeiny, considérant que Montazari n’était plus son successeur. Montazari était l’idole des chiites libanais. Le lendemain de cette fatwa, il n’y avait plus de Montazari au Liban. Mehdi Hachémi, un des grands leaders de la Révolution iranienne, qui était le responsable au sein des Pasdarans des mouvements de libération, dont le Hezbollah, a été exécuté en 1986. Il était proche de Montazari. Il n’y a pas eu un seul mot à ce propos au sein du Hezbollah. Il n’y a donc pas de débat politique, ils suivent les décisions du wali el-faqih ».
Et d’ajouter : « Au début de la révolution, Mahdi Bazerkan (le 1er Premier ministre) a été évincé du gouvernement, puis AboulHassan Bani Sadr (1er président de la République). Talekani est mort en état d’arrestation à domicile, ainsi que Shariaat Madari. Mostapha Shomran a été tué. Qotb Zadeh a été exécuté. Les Moujahidi Khalq ont été tués par milliers, ainsi que les communistes, les libéraux, les nationalistes, etc Il y a eu aussi à cette même période la fatwa contre Salman Rushdie pour exacerber la question culturelle et identitaire. A cette période Khaménéi a été élu wali el-faqih. Ils ont modifié la Constitution pour élargir les pouvoirs du wali el-faqih. Khaménéï est devenu ainsi chef suprême de l’armée et il a bénéficié de beaucoup de pouvoirs qui n’existaient pas auparavant du temps de Khomeiny. Rafsandjani a été élu président. Ahmed Khomeiny est mort quelque temps plus tard. C’étaient les pragmatiques. C’étaient eux la droite à l’époque, contre la gauche. Ils ont acheté des armes d’Israél, et conclu avec les Américains la Contra-gate. Les représentants de ce qu’on appelait la ligne de l’Imam Khomeiny, Mohtachemi et Khatami, notamment, sont devenus après 96 les réformateurs ».
Et Saoud el-Mawla de conclure dans ce cadre : « Il n’est pas exclu que les élections présidentielles de 2009 débouchent sur une nouvelle surprise avec le retour des réformateurs du fait de l’alliance renouvelée entre Khatami et Rafsandjani. Le peuple iranien est un grand peuple. Comme le peuple libanais d’ailleurs. J ‘ai confiance dans le fait que le despotisme ne peut pas se maintenir longtemps si le peuple est décidé à vivre libre et dans la dignité. Il faut surtout ne pas oublier que les Iraniens sont nationalistes, chauvinistes, et pragmatiques… Cela vise mes amis du Hezbollah à qui je dis : Faites attention aux bouleversements prochains…Ne soyez pas le bouc émissaire d’un accord syro-israélien ou irano-américain… ».
elmasa@earlham.edu
* Liban