AU-DELÀ DU CERCLE POLAIRE, DIX MILLE ANS D’AGRICULTURE DANS UNE « CHAMBRE FORTE »
Stéphane Foucart
Photos de Raphael Dallaporta pour le Monde
La structure de béton émerge de la montagne, à près de 150 mètres en surplomb de la mer. Sa silhouette triangulaire se détache du manteau neigeux dans une lumière crépusculaire qui, en cette saison, dure tout le jour. Sur son flanc, une double porte métallique surmontée d’une grille de ventilation dissipe l’étrangeté du monument. Ce n’est pas une œuvre d’art posée par un architecte brutaliste un peufou au cœur des paysages escarpés de l’île de Spitzberg, dans l’archipel arctique du Svalbard : c’est l’entrée de quelque caverne, d’une galerie dissimulée sous la montagne. Ici, au-delà du cercle polaire, le gouvernement norvégien a creusé, sous des centaines de mètres de roche et de glace, la « chambre forte mondiale des semences » (Global Seed Vault, en anglais). Tout ce qui reste de dix mille ans d’agriculture est supposé être là, protégé par la solitude et le froid.
A un kilomètre en contrebas, un maigre ruban de bitume à fleur d’eau tient lieu d’aéroport. A quelques centaines de mètres vers l’est, on distingue Longyearbyen, deux mille habitants, le bourg le plus septentrional de la planète, à 1 000 kilomètres à peine au-dessous du Pôle nord – à ces latitudes, l’Alaska fait figure de grand Sud. Longyearbyen, c’est quelques baraquements de bois, éparpillés en grappes et qui s’étirent au creux d’une vallée glaciaire débouchant sur la mer. Vu d’avion, le village pourrait passer pour une petite colonie humaine égarée sur une lointaine planète d’à-pics et de glaces.
La caméra thermique révèle la circulation de l’air dans le système de ventilation et de refroidissement de l’installation.
L’entrée de la Chambre-forte des semences.
La singularité des lieux et du projet, inauguré en février 2008, évoque un scénario hollywoodien de science-fiction. Derrière la petite porte métallique qui garde l’entrée de la caverne, on s’attend à découvrir un dédale de salles blanches et d’installations ultramodernes, mais il n’y a là qu’un boyau de cinq mètres de diamètre creusé dans le grès, et qui descend en pente douce jusqu’au cœur de la montagne. La chambre forte est cent vingt mètres plus bas. « Ici, il n’y a pas de laboratoires, on ne procède pas à des analyses génétiques ou quoi que ce soit de ce genre, dit le biologiste et agronome Asmund Asdal, coordinateur du projet et maître des lieux. C’est simplement une installation de sauvegarde, destinée à stocker des doubles des échantillons de semences détenus par les banques génétiques un peu partout dans le monde. Une banque qui aurait déposé des copies de sécurité dans la chambre forte et qui viendrait à perdre ses collections peut revenir ici les récupérer et les reconstituer. »
Sur place, ni gardien ni personnel. Un système d’alarme suffit, ainsi qu’un système de contrôle de la température. La chambre forte ouvre trois fois par an, pour recevoir des copies d’échantillons. Le reste du temps, elle est laissée à elle-même.
L’importance de l’entreprise tient en un chiffre. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), près des trois quarts de la biodiversité cultivée a disparu des campagnes depuis un siècle. Des milliers de variétés de pommes, d’avocats, de blé, d’orge, de pois chiches ou de pommes de terre, qui peuplaient les champs et les vergers au début du XXe siècle, seulement quelques dizaines demeurent exploitées. « Les variétés cultivées sont devenues un réel enjeu de conservation à partir des années 1970 et de la révolution verte », explique Isabelle Goldringer, chercheuse à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et spécialiste de la biodiversité agricole. A cette époque, pour lutter contre la faim, des variétés très productives ont été sélectionnées, souvent sur une base génétique étroite, et diffusées à une vaste échelle.
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Une entrée de mine abandonnée, dont la forme caractéristique a inspiré l’architecture de la Chambre-forte.
Assurance-vie
La contrepartie est le risque d’amnésie. La perte de milliers d’années de sélection de variétés agricoles, la disparition d’un patrimoine agronomique irremplaçable. Ainsi, la communauté internationale commence à se soucier de préserver les variétés anciennes menacées de disparition. En 1971, la Banque mondiale et la FAO fondent le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR) qui fédère quinze centres de recherche dispersés dans le monde entier. Entre autres, leurs missions sont de collecter, de conserver et d’étudier les variétés traditionnelles. « Lorsque j’étais enfant, chaque ferme de Norvège utilisait d’une année sur l’autre ses propres semences, raconte Asmund Asdal, qui n’a pas 60 ans. Chaque exploitation, chaque village avait ses propres variétés de blé, par exemple. » Aujourd’hui, ce monde est révolu, mis à bas par la nécessité de produire toujours plus. L’agriculture moderne, avec ses rendements vertigineux, ne vient qu’au prix d’une uniformisation des variétés, développées par l’industrie semencière et vendues chaque année aux agriculteurs.
Avec le changement climatique à l’horizon, et sans doute de deux à trois milliards d’humains de plus à nourrir d’ici à la fin du siècle, « il est nécessaire de conserver les variétés qui ont des traits de résistance à certaines maladies, à la sécheresse, aux canicules, aux inondations… », dit Asmund Asdal. Pour les agronomes, le passé est une assurance-vie pour demain.
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Le corridor de 120 mètres descend au cœur de la montagne.
Derrière la porte englacée, la température est maintenue à -20°C. C’est là que sont conservées les copies de sauvegarde des collections de semences de centaines de banques génétiques.
Quatre variétés de riz.
Au bout du long corridor qui descend dans la montagne du Spitzberg, le biologiste norvégien désigne trois portes métalliques identiques. Seule différence : celle du centre est englacée, prise dans une épaisse couche de givre. « Là sont stockées plus de 800 000 variétés différentes », précise Asmund Asdal. Derrière la porte, un vaste hangar quadrillé d’étagères où la température est maintenue à – 20 °C. Du sol au plafond, des caisses en plastique soigneusement scellées, estampées de noms de pays ou de centres de recherche. Deux caisses de couleur rouge attirent l’attention. « Ce sont les dépôts de la Corée du Nord, dit Asmund Asdal. C’est le seul programme de coopération international auquel ce pays participe. » Pyongyang a déposé 4 688 340 semences, représentant 9 301 variétés.
La comptabilité est soigneusement tenue. Ici dorment plus de 541 millions de graines, représentant un total de 843 400 échantillons de variétés différentes appartenant à 5 128 espèces domestiques, ou leurs équivalents sauvages. La plupart ne sont plus cultivées. Cette chambre forte est aussi un musée, ou un caveau. Tout, ou presque, appartient à l’agriculture mais certains pays ont aussi déposé quelques variétés d’arbres forestiers, la Norvège y a mis des échantillons de la flore du Svalbard, et l’Australie a même stocké là deux variétés végétales qu’on ne trouve qu’en Antarctique.
Sans la France
Les deux autres pièces, elles, sont encore vides. « Nous estimons que l’ensemble des banques génétiques mondiales détiennent 2,2 millions de variétés différentes, dit l’agronome norvégien. Cela signifie qu’un tiers d’entre elles font l’objet d’un stockage de sécurité dans la chambre forte. » Certains pays, comme la France, n’utilisent pas l’installation norvégienne pour sauvegarder leurs collections. Les raisons sont diverses. A Paris, le ministère de l’agriculture précise que la priorité française va aujourd’hui à la mise en ordre des collections nationales, leur structuration, plutôt qu’à leur sauvegarde à long terme.
En contrebas de la Chambre forte, non loin de la piste de l’aéroport.
Une petite centrale à charbon alimente Longyearbyen en électricité.
Mais, pour que cette sauvegarde soit assurée, encore faut-il que les semences soient encore capables de germer. En théorie, le potentiel de germination de graines gardées à très basse température peut être maintenu intact pendant plusieurs siècles. Mais comment en être sûr ? A quelques kilomètres de la chambre forte, au fond d’une galerie de l’une des nombreuses mines de charbon désaffectées de l’île de Spitzberg, la banque génétique norvégienne tente une expérience scientifique censée durer un siècle. Des semences de différentes variétés ont été stockées là au début des années 1980 et, raconte, Asmund Asdal, « tous les cinq ans, nous allons en récupérer pour s’assurer que les semences sont toujours capables de germer ». Jusqu’à présent, en près de quarante ans d’expérience, leur potentiel de germination s’est, à chaque fois, révélé intact. Sortez une graine de la chambre forte, semez-la, et elle poussera. La sauvegarde fonctionne.
En 2008, à son inauguration, la réserve de semences avait été surnommée par certains journaux « la chambre forte de la fin du monde » ou l’« arche de Noé végétale », en référence implicite à quelque événement catastrophique mondial qui nécessiterait de faire redémarrer l’agriculture de presque rien. Quelques mois avant l’ouverture officielle de la réserve arctique, le New Yorkertitre : « Semer pour l’apocalypse ».
Cette dramaturgie médiatique fait sourire les scientifiques impliqués dans le projet. « Notre motivation n’était pas la perspective d’une catastrophe globale, un astéroïde frappant la terre, une guerre mondiale dévastatrice, ou quelque chose comme cela, dit Cary Fowler, aujourd’hui professeur invité à l’université Stanford, qui fut le principal artisan de la chambre forte des semences du Svalbard. Nous ne pensions pas à cela : nous pensions à des problèmes bien plus ordinaires, auxquels sont confrontées beaucoup de banques génétiques dans le monde, comme des erreurs de manipulations, des coupes budgétaires, des guerres, des catastrophes naturelles… » De petits accidents sont monnaie courante : une simple erreur de manipulation, un réfrigérateur qui tombe en panne, et quelques échantillons peuvent être détruits. Plus rarement, ce sont des collections entières, comme en Irak ou en Afghanistan, qui sont détruites dans des conflits armés.
Après le 11-Septembre, le projet, farfelu pour certains, est devenu
vital dans un monde plus instable, imprévisible, dangereux
« L’idée était dans l’air depuis les années 1980, lorsque la Norvège a lancé son expérience dans une mine désaffectée du Svalbard, sur ses collections, poursuit Cary Fowler. Mais tout cela a commencé à ne prendre corps qu’au début des années 2000. » Ainsi, confusément, c’est peut-être bien le spectacle d’une grande catastrophe, celle du 11-Septembre, qui catalyse la mise en œuvre du projet. Farfelu pour certains, il devenait soudain vital, dans un monde plus instable, plus dangereux, plus imprévisible. « Tout le monde avait été très marqué par l’événement, qui montrait ce que pouvait produire un acte terroriste de grande ampleur », se souvient Cary Fowler. Au milieu des années 2000, la faisabilité du projet est évaluée par un groupe de travail, à la demande du gouvernement norvégien, qui finance les travaux. Le Crop Trust, une organisation internationale financée par des gouvernements, les Nations unies, des fondations et des entreprises, prend en charge une part des frais de fonctionnement.
L’une des deux antennes paraboliques du projet EISCAT (European Incoherent Scatter Scientific Association), à quelques kilomètres au nord de la Chambre-forte.
Le blé d’Alep
Depuis l’inauguration de la chambre forte, début 2008, 171 dépôts ont été effectués. Un seul retrait a été enregistré. C’était dans la première semaine d’octobre 2015, avec le retrait de 38 000 échantillons par Mahmoud Solh, directeur général du Centre international de recherche agricole dans les zones arides (Icarda), l’institut chargé de collecter, de conserver et de distribuer les variétés de blé, d’orge, de pois chiches ou de lentilles caractéristiques du Moyen-Orient. L’institut avait placé des copies de ses échantillons dans la chambre forte norvégienne. Bien lui en avait pris.
Car, en 2012, l’Icarda perd brutalement l’accès à sa banque de semences. On comprend aisément pourquoi : le siège et les installations de recherche de l’institut se trouvent tout à côté d’Alep, au cœur du cauchemar syrien.« En 2012, la situation s’est brutalement dégradée et tout le personnel international de l’Icarda a été évacué, raconte Ahmed Amri, responsable de la gestion des ressources génétiques de l’institution. Nous avons dû délocaliser nos activités, principalement au Liban et au Maroc. » L’accès à la banque génétique et ses quelque 150 000 échantillons sont perdu. Quelques mois plus tard, le déplacement des combats met en péril les installations et, au printemps 2014, celles-ci tombent sous le contrôle de l’Armée syrienne libre.
Mais une forme de miracle se produit. « Parmi les rebelles qui ont pris le bâtiment, il s’en trouvait un qui était agronome et qui a tout de suite compris qu’il fallait à tout prix préserver ces ressources », poursuit Ahmed Amri. Aujourd’hui, selon les dernières nouvelles qui parviennent aux responsables de l’institut, trois employés syriens continuent, dans le chaos de la guerre civile, de veiller sur la banque génétique. Aucune destruction n’a été jusqu’à présent rapportée, mais tout reste à la merci d’un obus ou d’une simple coupure prolongée d’électricité.
« Il nous faut reconstruire nos collections et cela prendra plusieurs années », dit Ahmed Amri. Après un premier retrait de 38 000 échantillons, en octobre 2015, les responsables de l’Icarda prévoient de refaire régulièrement le voyage au Svalbard pour reconstituer entièrement leur banque et poursuivre leurs travaux.
Malgré cette preuve d’utilité, le projet norvégien a ses détracteurs. Ceux qui estiment que le projet est l’allié objectif de l’agriculture intensive, dont il permet de gérer l’une des conséquences les plus potentiellement désastreuses : l’érosion de la biodiversité agricole. Cependant, c’est oublier qu’il y a de par le monde plus de 1 500 banques génétiques qui remplissent cet office. Et que la réserve norvégienne ne fait qu’offrir un niveau de sécurité supplémentaire.
Machine à alimenter la rumeur
Le chambre forte du Svalbard est aussi une formidable machine à alimenter la rumeur. « Voilà quelques années, un proche de l’extrême droite conspirationniste américaine a écrit, dans un article bardé de notes de pied de page et qui pouvait sembler raisonnable, que Monsanto finançait le projet », raconte Cary Fowler. Cette légende urbaine est désormais partout. « C’est parfaitement ridicule : la Norvège est à la fois l’un des pays les plus riches et aussi le pays le plus anti-OGM, plaisante Cary Fowler. Il est probable que le gouvernement norvégien tomberait si on se rendait compte que Monsanto est effectivement impliqué dans le projet ! » Syngenta et Dupont, deux grandes firmes agrochimiques, font bien partie des donateurs du Crop Trust, mais« leurs dons représentent une part très, très marginale du budget de l’organisation et leur participation n’est en rien liée au projet », explique l’agronome.
Le mystère et l’étrangeté qui nimbent le projet nourrissent des théories du complot bien plus délirantes. « Certains prétendent par exemple que la chambre forte du Svalbard fait partie d’un projet eugéniste à grande échelle, dit le père du projet. La chambre forte servirait en réalité à cacher une population destinée à remplacer l’humanité actuelle, vouée à la destruction. »D’autres projets, sur l’île, peuvent nourrir de semblables théories du complot. Sur la route solitaire qui grimpe au-dessus de Longyearbyen et qui s’achève en cul-de-sac, après avoir croisé les installations minières abandonnées, on tombe nez à nez avec deux gigantesques antennes paraboliques, postées en surplomb de la vallée. Là encore, de quoi alimenter les fantaisies complotistes…, mais il ne s’agit que des radars du projet international Eiscat (European Incoherent Scatter Scientific Association), qui ne vise pas à détruire l’humanité mais simplement à étudier les interactions entre le vent solaire et la haute atmosphère terrestre.
Tout cela pourrait prêter à sourire si Cary Fowler n’était de temps à autre menacé. « Il m’est arrivé de donner des conférences dans des universités, et de devoir être sous protection en raison d’intimidations reçues par l’établissement, selon lesquelles mon projet était de détruire le monde, ou ce genre de choses… » En définitive, ces réactions captent un certain air du temps, se désole le chercheur américain. « Le monde est devenu si cynique que si vous allez dans l’Arctique et que vous installez une réserve de semences dans ce lieu éloigné et inhabituel, alors de nombreuses personnes ne pourront pas imaginer que vous le faites pour le bien commun, dit-il. Il y aura forcément quelque chose derrière, forcément une mauvaise intention… Et c’est assez triste. »