Le billet vert s’impose dans le quotidien des Libanais dans un contexte d’hyperinflation.
À l’entrée d’un supermarché à Beyrouth, le taux de change s’affiche en gros : 82 000 livres libanaises le dollar. Il évoluera dans la journée selon les fluctuations du marché. Dans un pays en plein effondrement économique, qui importe 80 % de ses besoins de consommation et où la monnaie locale a perdu plus de 98 % de sa valeur depuis le début de la crise en 2019, le ministère de l’Économie par intérim (le pays est sans gouvernement depuis mai) a autorisé la grande distribution à afficher ses prix en devise américaine, les paiements étant encore acceptés en livres.
« En dollars, on a une vision “réelle” des prix », se félicite un client pour qui, comme la quasi-totalité des Libanais, le billet vert est la monnaie de référence. Mais depuis que la parité fixe de 1 500 livres pour un dollar, qui a prévalu pendant trois décennies, ne tient plus, la moindre somme encaissée en livres est immédiatement convertie, ce qui alimente le cycle de la dévaluation et de l’hyperinflation. Selon la Banque mondiale, les prix des seules denrées alimentaires ont augmenté de 332 % entre janvier 2021 et juillet 2022.
Forte décote
Dans les rayons, quelques produits restent libellés en livres comme le pain, les fruits et légumes ou les cigarettes. « Même les œufs produits au Liban sont en dollars maintenant ? », s’étrangle un autre client. Car la nouvelle règle n’a rien de rassurant pour les Libanais dont la source de revenus principale reste la livre. Si beaucoup des entreprises privées qui ont survécu à la crise ont opté pour un paiement de leurs employés en dollars – seul moyen de conserver une main-d’œuvre qui émigre massivement -, cette substitution s’accompagne presque toujours d’une forte décote en valeur réelle par rapport au salaire d’avant 2019. « J’ai coupé leur rémunération de 50 % pour tenir compte de la baisse de mon chiffre d’affaires, mais cela me semblait plus juste pour eux et plus simple pour moi », relève un artisan qui emploie une dizaine de salariés.
En revanche, les fonctionnaires, magistrats, professeurs des universités et des écoles publiques, retraités du public… restent rémunérés en monnaie nationale et vivent cette dollarisation à marche forcée comme un cauchemar. Plutôt que de restructurer les finances publiques et le secteur bancaire libanais (Banque centrale comprise), qui accuse des pertes de plus de 70 milliards de dollars par rapport à un PIB tombé à moins de 20 milliards de dollars, les autorités libanaises font l’inverse des engagements pris auprès du Fonds monétaire international, il y a près d’un an, dans le cadre d’un accord préliminaire. Aucune des conditions n’a été respectée pour permettre la signature d’un programme en bonne et due forme.
Parmi ces engagements, l’unification des nombreux taux de change avec lesquels les Libanais jonglent depuis que la livre dévisse. En réalité, le « peg » (taux de change fixe) est la principale cause de l’effondrement : il a servi à attirer de l’étranger des centaines de millions de dollars alors que la livre était largement surévaluée du fait d’un déficit structurel record de la balance courante. Ces devises ont gonflé les bilans des banques et masqué les pertes réelles qui s’y sont accumulées.
C’est pour éviter d’admettre les conséquences de ce crash monumental – aucune banque n’a été mise en faillite malgré leur cessation de paiements en 2019 – que la Banque centrale (qui a elle-même un « trou » de plus de 50 milliards de dollars) fixe différents taux de change à coups de circulaires dont la publication anime le quotidien des Libanais. Elles permettent de retirer une partie de l’épargne en devises déposée en banque à un certain taux, d’échanger une autre partie à un autre taux, de payer certaines taxes à un autre encore, etc.
« Nouveaux pauvres »
La Banque centrale a même mis en place une « plateforme » de change baptisée Sayrafa – dont la légalité est dénoncée par de nombreux juristes et économistes – sur laquelle certains retraits bancaires sont autorisés, notamment celui du salaire des fonctionnaires. « Mon salaire a été automatiquement converti par ma banque au taux de Sayrafa qui est moitié plus bas que le marché », témoigne une enseignante de l’université libanaise, dont le salaire est tombé à 180 dollars, contre à 3 000 dollars avant la crise. C’est juste de quoi se nourrir, le logement étant assuré. Et, comme des milliers gens issus de la classe moyenne libanaise transformés en « nouveaux pauvres », elle prie pour ne pas tomber malade et compte sur le soutien de sa famille à l’étranger. Les remises des expatriés sont estimées à près de 40 % du PIB en chiffre brut, un véritable filet social auquel s’ajoutent des aides internationales diverses. La plateforme sert surtout d’outil de redistribution clientéliste permettant d’assurer des dollars à certaines catégories à un prix inférieur à celui du marché.
« Personne ne croit à la capacité de l’oligarchie au pouvoir à mener les réformes nécessaires. Ce qui pousse la population à rechercher le dollar. Ce laisser-faire sans politique monétaire est dangereux, il est primordial d’établir un nouveau régime de change », avertit Siham Rizkallah, enseignante à l’université Saint-Joseph de Beyrouth. La dollarisation intégrale n’a pourtant rien d’anodin, rappelle Jean-François Ponsot, professeur à l’université de Grenoble-Alpes, qui organisait un colloque consacré au Liban. « Elle réduit certes les manipulations par des groupes oligarchiques, mais elle sonne le glas de la souveraineté monétaire. Surtout, elle a des implications géopolitiques majeures, liées à l’usage du billet vert émis par les États-Unis. Et elle impose des contraintes économiques très fortes : celle de créer des activités génératrices de devises, avec très peu de marge pour des comptes externes déficitaires. »