Du mur d’Hadrien à l’émiettement de Westphalie

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Survolant l’histoire de l’ensemble euro-méditerranéen durant les deux millénaires écoulés, on réalise, non sans surprise, que l’Europe a connu à peine deux siècles de paix: le IIe siècle après J-C, celui de la paix romaine sous la dynastie des Antonins; ainsi que le siècle qui débuta après la Seconde Guerre mondiale et qui se poursuit encore.

La paix romaine fut imposée grâce au pouvoir de grandes figures impériales comme Hadrien qui construisit le fameux mur de défense au nord de l’Angleterre afin de protéger l’espace romain des barbares d’Écosse. De la Tamise à l’Euphrate, Rome réussit l’exploit de faire vivre ensemble une multitude d’hommes aux origines ethniques diverses, de partager avec eux la règle du droit et de la loi et de les faire communier en une échelle de valeurs culturelles communes, celles de l’hellénisme. Quant à la paix actuelle, qui dure depuis 1945, elle est l’effet de la construction européenne qui vient de subir une véritable secousse tellurique avec le Brexit britannique. Les pionniers de ce projet, comme Schuman, De Gaulle et Adenauer, ne furent pas des bâtisseurs d’empire comme Jules César, Octave Auguste, Trajan ou Justinien. Ils préférèrent procéder autrement, par mise en commun progressive de leurs richesses respectives et de leurs potentialités commerciales avant d’aboutir à une politique agricole commune, une monnaie commune, un espace de libre circulation des personnes, un Parlement européen, ainsi que mille et une mesures de transferts progressifs de souveraineté sans toutefois parvenir à souder l’ensemble dans une même entité politique.

Durant ces deux millénaires, l’Europe ne fut qu’un vaste champ de batailles, tiraillée par des forces antagonistes : des forces centripètes de construction de l’empire et des forces centrifuges d’éclatement. Ce sont les terribles guerres identitaires de religion qui aboutirent au morcellement du saint empire romain germanique, c’est-à-dire de l’espace allemand, en quelque 350 entités politiques au moins. États petits, moyens ou grands, mais tous souverains. Ce morcellement, aussi regrettable fut-il, nous valut tout de même la mise en place de l’État moderne jusqu’à la reconstruction de l’empire allemand par les Prussiens et les trois guerres dévastatrices qui s’ensuivirent: 1870, 1914, 1940. De ce seul point de vue, et quels que soient ses défauts, l’Union européenne est un succès. Malheureusement, malgré cela, il existe actuellement de puissantes forces centrifuges de morcellement du monde dont l’efficacité s’exprime différemment en fonction des régions, surtout au Levant arabe.
Au début du XIXe siècle, le philosophe Hegel voyait dans l’État, selon la formule de Westphalie, «l’affirmation et l’accomplissement des valeurs universelles humaines.» En ce début du XXIe siècle, n’importe qui peut faire le constat que «l’État est devenu l’expression des égoïsmes identitaires et/ou économiques, et que l’histoire universelle s’est réalisée sous la forme d’une étatisation des égoïsmes et d’un cloisonnement identitaire du monde» (F. Thual). À titre d’illustration, on rappellera qu’au milieu du XXe siècle, on comptait à peine une cinquantaine de nations souveraines dont certains grands empires coloniaux. À l’heure actuelle, il en existe plus de deux cents. Le cadastre de la planète progresse vertigineusement vers l’apparition de lotissements politiques de plus en plus petits, des micro-États, voire bientôt des nano-États. Les anciens États universels, tel le Royaume-Uni après le Brexit, peuvent être comparés à de grands palaces qui, tôt ou tard, pourraient devenir des appartements formant chacun un HLM politique. L’émiettement n’a, en théorie, aucune raison de s’arrêter au stade de «petits appartements, résidences secondaires devenues autant d’utiles succursales pour grands propriétaires». Bref, ce qui nous guette ce seraient des entités tribales, féodales, voire mafieuses, une mosaïque d’États-moignons, produit ultime de la dissection de notre espace commun de vie et de l’effacement du politique.
Nous avons démantelé les empires et nous nous sommes rabattus sur l’État-nation dont nous avons protégé la souveraineté par de multiples règles et dont nous avons défendu l’intégrité par des guerres incessantes. Aujourd’hui, l’État-nation est en danger et nous n’allons pas retourner à l’empire car nous oublions que les relations entre le territoire et l’identité opèrent toujours comme forces sociologiques et politiques. La prolifération des États renvoie d’abord à l’identité des groupes avant de poser la question du territoire et de son aménagement. Une telle évolution semble inéluctable, tant l’illusion étatiste renvoie à l’illusion souverainiste qui induit une croyance forte des groupes en leur liberté absolue grâce à leurs seuls particularismes.
Mais derrière ces illusions néfastes se cache en filigrane une bien triste réalité: l’extrême faiblesse économique de ces États-prolétaires et leur fragilité politique face à la toute-puissance quasi invisible des réseaux qui dominent le monde et instrumentalisent, au service de leurs intérêts, ces pulsions de morcellement. Qu’ils soient économiques, financiers, mafieux, ou criminels, ces réseaux transversaux font la loi aujourd’hui. C’est dans un tel macro-contexte qu’il faut observer et analyser le terrorisme qui déferle sur le monde car il semble être devenu un des outils privilégiés du morcellement. Métaphore oblige, ce serait le bistouri de l’anatomiste.
Qu’est-ce qui nous attend à long terme? Ni empire ni nation? Une marqueterie de nano-États? La guerre de tous contre tous, comme le pensait Hobbes, avant de pouvoir reconstruire quelque chose de nouveau? Qu’elle semble s’éloigner la notion de la «ville» cosmopolite, «divine par la pluralité de ses cultes, la mondialisation de ses échanges, la métamorphose qu’elle induit chez ses habitants» (F. Möri) qui parviennent ainsi, non à oublier, mais à dépasser leur identité d’origine.
C’est la «ville» qu’il nous faut sauver aujourd’hui contre la barbarie, c’est-à-dire contre le «non-vivre politiquement». C’est Alexandrie la divine qu’évoque le dieu auquel le Pseudo-Callisthène fait dire à Alexandre le Grand: «Vivifié par ma puissance, tu soumettras à ta loi toutes les tribus barbares (…) La ville que tu fondes aujourd’hui, au centre du monde, attirera le monde à elle, elle-même monde divin.»

acourban@gmail.com

*Beyrouth

L’Orient Le Jour

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