Hélé Béji : «Le voile détruit l’universel féminin»

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Première Tunisienne agrégée de lettres modernes, l’écrivaine Hélé Béji anime depuis des années la scène intellectuelle tunisienne. Dans son livre « Islam Pride », écrit avant la révolution tunisienne de 2011, elle évoquait déjà le retour du voile dans les pays musulmans. Cett » féministe et libérale de la « génération Bourguiba » entend penser l’articulation entre tradition et modernité, qui seule peut nous sauver des démons de l’obscurantisme.

 

PROPOS RECUEILLIS PAR EU­GÉ­NIE BASTIÉ

LE FIGARO. – Des Al­gé­riennes se sont mo­bi­li­sées ré­cem­ment pour pou­voir por­ter le bi­ki­ni à la plage. La li­ber­té ves­ti­men­taire est-elle en ré­gres­sion dans les pays du Magh­reb ?

Hélé BÉJI. – J’ai tou­jours por­té le bi­ki­ni. En Tu­ni­sie, dans les an­nées 1960, nous por­tions toutes des mi­ni bi­ki­nis vi­chy à la Bri­gitte Bar­dot, nos poi­trines ser­rées dans des bal­con­nets fron­cés. Nous al­lions dans la rue en short. Jus­qu’à l’émer­gence de l’is­lam po­li­tique ac­tif, on ne se po­sait pas la ques­tion de la nu­di­té. Si on nous avait dit qu’un jour ce se­rait un com­bat d’al­ler se bai­gner en bi­ki­ni, on se se­rait es­claf­fées. Au­jourd’hui, sur les plages, les bi­ki­nis n’ont pas dis­pa­ru, mais nous de­vons sup­por­ter la pré­sence de ce nou­veau monstre ma­rin nom­mé «bur­ki­ni». Quel dé­sastre! Pour­tant, le mou­ve­ment d’éman­ci­pa­tion fé­mi­nine était al­lé très loin avec les lois d’avant-garde de l’in­dé­pen­dance.

Comment ex­pli­quez-vous ce re­tour du re­li­gieux ?

Peut-être parce que les pro­messes de bon­heur de l’in­dé­pen­dance n’ont pas été te­nues et ont fi­ni dans la dés­illu­sion? Le poids so­cial de la re­li­gion s’est alour­di dans les an­nées 1980. Mais au ni­veau po­li­tique, l’État pour­sui­vait son mo­der­nisme au­to­ri­taire. Ce vo­lon­ta­risme était sans conces­sion. Il fa­vo­ri­sait les li­ber­tés pri­vées fé­mi­nines, tan­dis qu’il bri­mait les li­ber­tés pu­bliques. Ce des­po­tisme sé­cu­lier, laï­ciste, oc­ci­den­ta­liste, avait per­mis aux femmes de s’af­fran­chir dans tous les do­phé­no­mène maines. On pou­vait se bai­gner en bi­ki­ni, ne pas jeû­ner pen­dant le ra­ma­dan, n’exer­cer au­cun culte, ex­pri­mer son in­croyance, ou­blier sa foi. Mais il était dé­fen­du de cri­ti­quer le pou­voir. À un mo­ment, ces li­ber­tés pri­vées ont bu­té sur un obs­tacle: l’ab­sence de li­ber­tés pu­bliques. Peu à peu les droits des femmes se sont élar­gis aux re­ven­di­ca­tions des droits de l’homme. C’est là que sur­vient la ré­vo­lu­tion de 2011.

Ré­vo­lu­tion qui a fi­ni par voir triom­pher les is­la­mistes…

Oui, l’ex­ten­sion de la dé­mo­cra­tie, dans des pays où le peuple est en­core pieux et conser­va­teur, a ou­vert la re­pré­sen­ta­tion po­li­tique à l’idéo­lo­gie re­li­gieuse. On s’y at­ten­dait. La ré­vo­lu­tion a di­ver­si­fié la de­mande po­li­tique à toute la «so­cié­té ci­vile». Mais la so­cié­té ci­vile n’est pas une pa­na­cée. Il n’y a pas de «so­cié­té ci­vile» na­tu­rel­le­ment bonne, ver­tueuse, éclai­rée. Elle est éga­le­ment dan­ge­reuse, sec­taire, obs­cu­ran­tiste. La so­cié­té est tout aus­si in­ci­vile que ci­vile. En quelques se­maines, on a vu une Ré­vo­lu­tion non re­li­gieuse être ré­cu­pé­rée par les cou­rants sa­la­fistes. Le voile a fait une per­cée ful­gu­rante dans la rue, l’ad­mi­nis­tra­tion, les bancs de l’As­sem­blée, les uni­ver­si­tés, les écoles, les plages. Un zèle théo­cra­tique a en­va­hi les quar­tiers, condam­nant de jeunes athées à la prison. Ami­na, la Fe­men tunisienne, a été ar­rê­tée pour avoir dé­nu­dé sa poi­trine sur Fa­ce­book. Son geste a eu le mé­rite de mon­trer que l’op­pres­sion ne se ter­mi­nait pas avec la ré­vo­lu­tion.

Comment avez-vous res­sen­ti ce re­tour du voile ?

Dans mon livre Is­lam Pride, écrit avant la ré­vo­lu­tion, j’ex­pli­quais ma si­dé­ra­tion de­vant le re­tour d’une ser­vi­tude que je croyais abo­lie. J’étais ébran­lée. Mon re­jet était violent. Trop pour que je ne m’in­ter­roge pas. J’ai vou­lu faire un tra­vail sur ma peur. Je me suis rap­pe­lé l’hu­ma­nisme de Mon­taigne : «Cha­cun ap­pelle bar­ba­rie ce qui n’est pas de son usage.» J’ai évi­té d’ap­pe­ler «bar­bare» le voile, mais au fond de moi, mon émo­tion est la même, co­lère et pi­tié mê­lées. Le voile dé­truit l’uni­ver­sel fé­mi­nin. Dé­sor­mais le monde fé­mi­nin se sé­pare entre les voi­lées et les autres. Cette ini­mi­tié tranche avec la so­li­da­ri­té his­to­rique des femmes. En écri­vant, j’ai vou­lu sur­mon­ter cette bar­rière, cette béance qui ouvre la « guerre ci­vile » entre les femmes. Mais je ne me sou­mets pas non plus à sa fa­ta­li­té. Je dis qu’un jour elles se dé­voi­le­ront, mais pas par la force. Le dis­cours de la laï­ci­té n’est plus ef­fi­cace face au voile, car ce sont les li­ber­tés de conscience ins­tau­rées par la laï­ci­té qui le per­mettent.

« Elles sont les suf­fra­gettes du voile », écri­vez-vous. Pour vous, loin d’être un ar­chaïsme, le voile se­rait donc un pro­duit de la mo­der­ni­té ?

Oui, le voile n’est pas un acte de pure sou­mis­sion, mais d’af­fir­ma­tion de soi, ul­tra-in­di­vi­dua­liste, le «droit des in­di­vi­dus à être eux-mêmes», quelle que soit l’ab­sur­di­té de leur conduite. S’il n’était qu’un symp­tôme de do­mi­na­tion an­cien, il se­rait plus fa­cile à com­battre. Mais c’est un sym­bole re­ven­di­qué et non su­bi, à la fois re­belle et mi­mé­tique, comme un phé­no­mène de mode, ex­cen­trique et gré­gaire, une fa­çon in­time et spec­ta­cu­laire de s’ap­pro­prier son époque. C’est le cos­tume pu­ri­tain d’un autre fé­mi­nisme, qui ex­hibe ses pré­di­lec­tions in­times, sexuelles ou mys­tiques. C’est un « co­min­gout » re­li­gieux, un « is­lam pride ». En m’in­té­res­sant à ces filles der­rière leur voile, j’y dé­cèle aus­si une grande peur du monde ex­té­rieur, de la pres­sion au tra­vail, de la ru­desse de la concur­rence, de la so­li­tude mo­rale, de la dis­pa­ri­tion de la fa­mille. On ne peut iso­ler le voile de l’échec des idéo­lo­gies pro­gres­sistes. Il est l’ex­pres­sion la plus vi­sible d’une faillite du monde mu­sul­man dans l’ac­com­plis­se­ment po­li­tique et mo­ral de soi. C’est un qui dit quelque chose sur l’im­puis­sance des États mo­dernes face aux nou­veaux maux en­gen­drés par la mo­der­ni­té, aux nou­veaux déses­poirs liés à la mi­sère sexuelle, la fin du foyer pro­tec­teur, le cé­li­bat for­cé, l’échec amou­reux, les fa­milles mo­no­pa­ren­tales, les en­fants à moi­tié or­phe­lins, la des­truc­tion des liens hu­mains, la toxi­co­ma­nie, le culte de la per­for­mance, le stress de l’en­tre­prise, etc. Les dé­mo­cra­ties voient re­naître une quête de res­tau­ra­tion, la sanc­ti­fi­ca­tion de la fa­mille comme va­leur re­fuge. Voi­là ce que dit ce dé­sir «d’is­lam» dans les so­cié­tés avan­cées. La re­li­gion fo­ca­lise en elle tous ces manques.

Vous écri­vez aus­si que « le voile est une cendre noire je­tée sur la lu­mière de la tra­di­tion », y a-t-il une ver­tu de la tra­di­tion ?

La tra­di­tion n’est pas seule­ment obs­cu­ran­tisme. Elle est à dis­tin­guer de la re­li­gion. C’est aus­si une nar­ra­tion pleine de ci­vi­li­té, de dou­ceur, de dé­li­ca­tesse, de sou­ci de l’autre, aux­quels le temps mo­derne ne fait plus place. Mal­gré sa grande pa­ci­fi­ca­tion des guerres in­tes­tines san­glantes, la dé­mo­cra­tie a échoué à créer un hu­ma­nisme entre l’an­cien et le nou­veau, elle a dé­truit les an­tiques usages de ci­vi­li­té, sé­di­men­tés par des siècles de trans­mis­sion. La gra­tui­té, l’élan hu­main, la spon­ta­néi­té, le sen­ti­ment, la grâce de la re­la­tion sont rem­pla­cés par un ju­ri­disme im­per­son­nel qui ré­gle­mente toutes nos conduites, dans une so­cié­té de moins en moins cha­leu­reuse. Le «com­mu­nau­ta­risme» n’est pas communautaire, c’est une ré­ac­tion à l’ex­cès in­di­vi­dua­liste, un re­jet de la so­li­tude ab­so­lue. L’is­lam, no­tam­ment pour ces jeunes filles, est peu­têtre un moyen de re­créer du lien. La sou­mis­sion qu’il offre est une las­si­tude de la li­ber­té. L’obs­cu­ran­tisme est fixa­tion sur l’ori­gine, mais la tra­di­tion est une es­thé­tique dé­les­tée de l’uni­for­mi­té re­li­gieuse. L’obs­cu­ran­tisme fait croire à un âge d’or qui n’a ja­mais exis­té, une uto­pie de pu­re­té, qu’on veut res­tau­rer par des moyens cy­niques et in­hu­mains. On trans­forme la tra­di­tion en monstre. En fait, l’idéo­lo­gie re­li­gieuse qu’on l’ap­pelle sa­la­fisme ou is­la­misme déshu­ma­nise plus ra­pi­de­ment la tra­di­tion que toutes les trans­gres­sions du monde mo­derne.

Comment ju­gez-vous la lé­gis­la­tion de la France sur le voile ?

Le pro­blème est le sui­vant : je per­drais ma di­gni­té si on me for­çait à mettre un mou­choir sur la tête, et la fille voi­lée croi­rait perdre la sienne si on la for­çait à l’en­le­ver. Au­cune ne peut obli­ger l’autre à faire ce qu’elle ré­prouve. La di­gni­té est le sen­ti­ment le plus se­cret, le plus pro­fond du coeur hu­main. Donc je pré­fère rai­son­ner en termes d’ef­fi­ca­ci­té plu­tôt que de prin­cipes. Une lé­gis­la­tion qui in­ter­di­rait com­plè­te­ment le voile peut être jus­ti­fiée au re­gard de la lutte his­to­rique d’éman­ci­pa­tion des femmes, mais elle n’est pas ef­fi­cace : elle manque son but, voire même est contre-pro­duc­tive. Bien sûr, je pré­fé­re­rais ne pas voir de filles en bur­qa ou bur­ki­ni, ce­la me ré­volte, me heurte, me bou­le­verse, mais je ne crois pas que l’in­ter­dic­tion soit la bonne so­lu­tion. Si on in­ter­dit le bur­ki­ni sur les plages, on risque de dé­mul­ti­plier le voile dans les ban­lieues, en signe de ré­ac­tion. En re­vanche, je suis ab­so­lu­ment pour la loi qui in­ter­dit le voile à l’école, car ce sont des mi­neures, qu’il faut sous­traire au dik­tat de l’em­bri­ga­de­ment des fa­milles ou du quar­tier. Voi­ler une pe­tite fille est une pra­tique at­ten­ta­toire à l’en­fance. L’État doit la pro­té­ger par tous les moyens, c’est in­dis­cu­table.

Beau­coup d’as­so­cia­tions dé­noncent dans l’op­po­si­tion au voile une forme d’is­la­mo­pho­bie. Que pen­sez-vous de cette no­tion ?

Il faut pou­voir cri­ti­quer l’is­lam sans su­bir cet ana­thème. L’is­la­mo­pho­bie s’est dé­ve­lop­pée à la suite de meurtres de masse com­mis au nom de l’is­lam. On a le droit d’avoir peur de conduites cri­mi­nelles se re­ven­di­quant d’une re­li­gion, de s’épou­van­ter de son mes­sage. C’est une an­goisse sal­va­trice. Mais il faut sa­voir aus­si que la so­cié­té mu­sul­mane a un vi­sage de dou­ceur que ne connaît plus le monde mo­derne. En Tu­ni­sie, les ha­bi­tudes de vie, les cé­ré­mo­nies so­ciales sont em­preintes du vieil es­prit de la ci­té mé­dié­vale, d’un is­lam pro­fane fait de gestes, de po­li­tesse, d’ur­ba­ni­té, de res­pect des vieux et d’amour des en­fants, de liens, du goût des autres, in­dé­pen­dam­ment du dogme re­li­gieux. Toute la ques­tion est de sa­voir si cette tra­di­tion se­ra plus forte, plus ré­sis­tante, su­pé­rieure à l’em­pire idéo­lo­gique de sa des­truc­tion.

 

« Jus­qu’à l’émer­gence de l’is­lam po­li­tique ac­tif, on ne se po­sait pas la ques­tion de la nu­di­té.

Si on nous avait dit qu’un jour ce se­rait un com­bat d’al­ler se bai­gner en bi­ki­ni, » on se se­rait es­claf­fées

 

Y a-t-il se­lon vous un pro­blème au fond de l’is­lam qui sé­crète la ma­la­die de l’is­la­misme ?

Les plus éru­dits des is­la­mo­logues se sont cas­sé les dents sur cette ques­tion. On ne peut es­sen­tia­li­ser une re­li­gion puisque toutes ont eu leur part d’atro­ci­tés dans l’his­toire. On peut sim­ple­ment ten­ter d’ana­ly­ser le dé­ca­lage tem­po­rel entre la psy­ché des peuples mu­sul­mans et celle des peuples oc­ci­den­taux sor­tis de la re­li­gion. Le rap­port des temps, an­ciens et nou­veaux, n’a pas trou­vé sa cor­res­pon­dance. Une par­tie de la po­pu­la­tion vit en­core dans une so­cié­té où la mort de Dieu est un non-sens, où la croyance se nour­rit de l’ima­gi­naire en­fan­tin du pa­ra­dis et de l’en­fer. Le tra­vail phi­lo­so­phique du doute ne s’y est pas ac­com­pli. En vou­lant ac­cé­lé­rer ce pro­ces­sus, on pro­voque une grande vio­lence. Il y a un ana­chro­nisme de la conscience is­la­mique par rap­port à la conscience mo­derne. Est-ce que ce­la vient de l’in­ca­pa­ci­té de l’is­lam à s’adap­ter à la mo­der­ni­té, ou de la mo­der­ni­té à ne plus sa­voir ac­cueillir avec culture et in­tel­li­gence les fi­gures de l’an­cien? Ou des deux ?

Comment ju­gez-vous la si­tua­tion po­li­tique en Tu­ni­sie ?

La Tu­ni­sie a fait une per­cée ma­jeure dans la consti­tu­tion d’un État qui ne se­ra plus ja­mais la proie de l’is­la­misme ra­di­cal. Le pro­ces­sus est ir­ré­ver­sible, c’est comme la Ré­vo­lu­tion fran­çaise. Avec cette dif­fé­rence que le choix du com­pro­mis, c’es­tà-dire ce­lui de n’avoir pas éra­di­qué par la force le suc­cès po­li­tique des is­la­mistes, de ne pas avoir adop­té un dis­cours vio­lem­ment an­ti­re­li­gieux comme l’a fait le pre­mier na­tio­na­lisme d’État, a été ju­di­cieux. La sa­gesse a pré­va­lu sur l’idéo­lo­gie dans les deux camps. En Tu­ni­sie, les is­la­mistes ont eu le pou­voir pen­dant trois ans, par les urnes, et leur échec gou­ver­ne­men­tal les a dis­qua­li­fiés. Le peuple a dé­cou­vert que la re­li­gion ne suf­fi­sait pas à ré­soudre les pro­blèmes quo­ti­diens des gens. Les is­la­mistes ont com­pris que les Tu­ni­siens ai­maient trop la vie, le monde, l’es­prit du temps, que leur his­toire les avait nour­ris d’une forme d’épi­cu­risme et de li­ber­té qui ne se sou­met­trait ja­mais à l’op­pres­sion de la bê­tise fa­na­tique. Cet es­prit d’avant-garde vient de s’illus­trer par l’an­nonce du pré­sident Béji Caïd Es­seb­si d’une ré­forme du droit suc­ces­so­ral, afin d’abo­lir l’in­éga­li­té entre gar­çons et filles en ma­tière d’hé­ri­tage. C’est un nou­veau 13 août ré­vo­lu­tion­naire, comme en 1956 !

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