Comment Hariri s’est retrouvé piégé en Arabie saoudite

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Avec la purge du 4 novembre, le prince héritier Mohammed ben Salmane espère remettre la main sur une centaine de milliards de dollars détournés par le clan Abdallah. De l’argent dont une partie aurait été blanchie par la société Saudi Oger, détenue par Saad Hariri. Ce dernier est toujours à Riyad.

 

Beyrouth (Liban), de notre envoyé spécial.-  Deux heures et quelques du matin, le 24 janvier 2015. L’heure où les dirigeants du royaume saoudien émergent, l’heure où ils prennent leurs décrets. Le roi Abdallah est mort la veille et son enterrement s’est achevé il y a seulement une poignée d’heures, après les prières de l’après-midi. Pourtant, avec l’accession au trône du roi Salmane, la page est déjà définitivement tournée.

Le prince Turki ben Abdallah, alors gouverneur de la province de Riyad, accueille François Hollande pour les obsèques du roi Abdallah, le 24 janvier 2015. Turki ben Addallah a été limogé samedi 4 novembre 2017 © ReutersLe prince Turki ben Abdallah, alors gouverneur de la province de Riyad, accueille François Hollande pour les obsèques du roi Abdallah, le 24 janvier 2015. Turki ben Addallah a été limogé samedi 4 novembre 2017 © Reuters

L’un des premiers décrets vise Khaled al-Tuwajiri. S’il n’est pas prince, il est, en revanche, le tout-puissant chef de la cour royale depuis octobre 2014. Beaucoup de princes, d’ailleurs, ne l’aiment pas, l’accusant de les traiter mal. Ils l’ont même surnommé « la Pieuvre » ou « la Boîte noire ». Omniprésent, omnipotent, il gouverne avec l’assentiment de son protecteur, le roi Abdallah. Une fois le décret pris, al-Tuwajiri n’est plus rien. On n’entendra d’ailleurs plus parler de lui, au point qu’il semblait avoir disparu. Jusqu’à son arrestation, il y a une semaine, le 4 novembre, dans le cadre de la « campagne anti-corruption » engagée par le prince-héritier Mohammed ben Salmane.

Al-Walid ben Talal à Londres, en juillet 2013 © ReutersAl-Walid ben Talal à Londres, en juillet 2013 © Reuters

Au total, 200 personnes, dont 11 princes, quatre ministres et plusieurs dizaines d’anciens ministres, ont comme lui été appréhendées. Parmi elles, le flamboyant prince al-Walid ben Talal, l’un des plus gros investisseurs dans des compagnies occidentales telles que Citigroup, le prince Miteb ben Abdallah, qui était à la tête de la Garde nationale, et le prince Turki ben Abdallah, ancien gouverneur de la province de Riyad.Bien avant les effets d’annonce du début novembre, c’est avec le limogeage du chef de la cour royale que cette purge sans précédent a commencé. À cette époque, Mohammed ben Salmane, alias MbS, le fils du nouveau roi Salmane, n’est pas encore prince-héritier – il a été désigné en juin 2017 –, mais il est déjà à la manœuvre. « Pour bien comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut remonter aux 18 derniers mois du règne d’Abdallah », souligne une personnalité libanaise qui a ses entrées au palais.

Le prince Miteb ben Abdallah à l'Élysée, en juin 2014 © ReutersLe prince Miteb ben Abdallah à l’Élysée, en juin 2014 © Reuters

À cette époque, le vieux roi – il est âgé alors de 90 ans – est déjà bien malade. S’il décède, son frère Salmane, plus jeune de 11 ans, sera son successeur et le clan du cadet remplacera celui du souverain en place. Aussi, anticipant sa mort, le clan d’Abdallah s’emploie à se remplir les poches avec l’argent des caisses de l’État. Selon cette même source, quelque 100 milliards de dollars – un chiffre confirmé jeudi 9 novembre par le procureur général du Royaume – ont ainsi été détournés pendant cette période par l’intermédiaire du chef de la cour royale, Khaled al-Tuwajiri, qui aurait en quelque sorte détenu « la clé du coffre ».

« Ce sont les fournisseurs et les bénéficiaires qui vont changer »

« C’est vrai qu’al-Tuwajiri est le point nodal auquel sont rattachés les princes et ministres limogés, ainsi d’ailleurs que Saad Hariri », renchérit Lokman Slim, éditeur, commentateur et producteur de films libanais, fondateur de plusieurs associations engagées dans divers combats de la société civile libanaise. C’est cet argent que Mohammed ben Salmane va chercher à récupérer dès son accession à la charge de prince-héritier. D’où la purge qu’il entreprend et dont la vague d’arrestations du 4 novembre est le point d’orgue. « Certes, il a besoin de cet argent. Mais plus encore, il veut le récupérer dans la crainte que toute cette richesse soit en de mauvaises mains. Car, à ses yeux, chacun des personnages impliqués est en soi dangereux par les liens qu’il a tissés tout au long de sa carrière. Cette lutte contre la corruption est aussi est le prétexte idéal pour liquider l’héritage des rois Abdallah, Fahd, Khaled… », ajoute-t-il.

Un diplomate à Beyrouth abonde : « On ne peut pas parler de campagne contre la corruption. Ce sont simplement les fournisseurs et les bénéficiaires qui vont changer. » Autre avantage de l’opération : elle est intensément populaire auprès de la jeunesse – 70 % des jeunes Saoudiens ont moins de 30 ans –, que MbS doit rallier, en particulier depuis que son clan exerce seul le pouvoir. Bernard Haykel, directeur du Program in Near East Studies à l’université de Princeton, et qui a ses entrées auprès des dirigeants saoudiens, souligne, de son côté, que « MbS est convaincu que la jeunesse saoudienne n’est pas motivée par la religion mais par le nationalisme ou le développement personnel ou professionnel ». Dans cette optique, « l’islam sunnite devient une idéologie de rassemblement » derrière le leadership du prince-héritier.

Ibrahim ben Abdel Aziz al-Assaf au G20 de Hambourg, en juillet 2017 © ReutersIbrahim ben Abdel Aziz al-Assaf au G20 de Hambourg, en juillet 2017 © Reuters

Dans cette bataille commencée en janvier 2015, tous les proches de l’ancien roi Abdallah sont l’un après l’autre renvoyés. Le dernier fidèle mis dehors est Ibrahim ben Abdel Aziz al-Assaf, ministre des finances pendant une vingtaine d’années, limogé le 1erdécembre 2016, et qui figure lui aussi parmi les personnes arrêtées le 4 novembre. Avant lui, il y avait eu l’influent ministre du pétrole.

Des travailleurs indiens devant les bureaux de Saudi Oger à Riyad, le 3 août 2016 © ReutersDes travailleurs indiens devant les bureaux de Saudi Oger à Riyad, le 3 août 2016 © Reuters

Mohammed ben Salmane s’attaque ensuite à deux immenses sociétés qui, à ses yeux, ont permis de blanchir l’argent des phénoménaux détournements. La première, c’est Saudi Ben Laden Group. Elle est présidée par Baqr ben Laden (le demi-frère d’Oussama), lui aussi arrêté le 4 novembre. Un tragique événement va lui permettre de l’affaiblir : la chute d’une grue, le 11 septembre 2015, sur le chantier d’agrandissement de La Mecque, qui tue 107 personnes et en blesse environ 400. La seconde société, c’est Saudi Oger, un véritable empire dans le domaine du BTP et la propriété exclusive de la famille Hariri – Saad est le président du conseil d’administration. En juin 2017, la société se trouve en situation de faillite, obligée de licencier la quasi-totalité de ses 56 000 employées, sans indemnités et avec de nombreux arriérés de salaires, avant de fermer définitivement ses portes, le 31 juillet 2017.

Pour quelques milliards de dollars

Or, si la société Saudi Oger est effectivement très endettée – de l’ordre de 4,5 milliards de dollars –, elle est aussi détentrice de créances du royaume pour un montant largement supérieur – 7 ou 8 milliards de dollars. Mais le régime refuse de lui verser cette somme qui lui est due, y compris à la veille de sa faillite. Avec la disparition de cette société, « Hariri va perdre sa valeur d’achat » aux yeux du prince-héritier, explique Lokman Slim, d’autant que ses protecteurs, alliés et clients faisaient tous partie du clan qui a mordu la poussière, celui du roi Abdallah, dont son père Rafic, assassiné en février 2005 par le Hezbollah, était déjà très proche.

« Puisqu’il ne reste quasiment que le clan Salmane, MbS n’a pas de problème pour instrumentaliser un Hariri qui est démonétisé, et qu’il peut projeter dans sa confrontation avec l’Iran. On peut dire qu’il l’a transformé en candidat suicide involontaire », analyse Lokman Slim. Hariri est d’autant plus en difficulté qu’il a la nationalité saoudienne et que les faillites dans le royaume sont considérées comme des délits très graves, passibles de peines de prison. À Riyad, où il a été entendu par la commission d’enquête sur la corruption, il a d’ailleurs été averti qu’il serait traité comme témoin dans une enquête en tant que citoyen saoudien, et non pas en tant que chef du gouvernement libanais.

Le prince héritier Mohammed ben Salman, à Riyad, le 24 octobre 2017 © ReutersLe prince héritier Mohammed ben Salman, à Riyad, le 24 octobre 2017 © Reuters

Mais faut-il croire cette autre histoire qui circule dans certains cercles très fermés du royaume, celle d’un Saad Hariri obligé aussi de livrer, sous la pression de MbS, les noms de tous ceux du clan Abdallah avec qui il a été en affaires ? Car le premier ministre libanais avait pour ces derniers des atouts non négligeables : il possède en effet une banque au Liban, la MED, considérée dans les milieux bancaires comme « un instrument des transferts occultes dans la région ». Ce qui est certain, c’est que Saad Hariri avait été interrogé il y a plusieurs mois sur ses liens avec Khaled al-Tuwajiri, l’homme qui dirigeait la cour royale sous Abdallah. Pour le reste, affirme la personnalité libanaise qui a ses entrées dans la famille royale, « les pressions du nouveau pouvoir saoudien ont été très fortes et longues. Il a bien résisté mais il a fini par céder et donner les noms ».

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